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Et puis, alors que le ciel commence à virer de l’orangé au pourpre, l’alerte est lancée par un chat :

« Ils attaquent ! » miaule-t-il à la ronde.

Aussitôt les camions klaxonnent pour relayer l’alerte. Ce vacarme couvre aisément le son des claquements d’incisives de nos adversaires.

Hannibal pousse un rugissement.

Je cours me jucher au sommet de la statue de la Liberté car de là je bénéficie d’une vue panoramique.

Nos ennemis s’élancent en bloc dans l’eau. Il y en a des dizaines, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, peut-être même des centaines de milliers !

La surface de la Seine qui, quelques secondes auparavant, était bercée de vagues grises est désormais recouverte d’une sorte de tapis uniforme de fourrure marron.

De notre côté, nous les attendons de pied ferme, et sommes désormais près de six cents chats et deux cents jeunes humains.

Pythagore ne semble toujours pas inquiet, encore branché sur Internet d’où il surveille grâce à son Troisième Œil la progression de nos adversaires par le truchement des caméras de vidéosurveillance.

Nathalie donne des ordres en hurlant. Les jeunes humains s’activent autour des camions-citernes. Ils déploient de gros tuyaux qu’ils laissent retomber dans le fleuve. Ils activent des manettes.

Une odeur connue me chatouille les narines.

Tous les chats se mettent en position de combat face aux premières vagues de rats qui vont bientôt atteindre les berges de l’île aux Cygnes.

Vu leur grand nombre, les rats se sont autorisés à attaquer par tous les flancs de l’île simultanément.

Je redescends de la statue de la Liberté. Angelo, qui a perçu le danger, a perdu le goût de jouer et est totalement paniqué. Il tremble de tous ses membres. Je lui ordonne de se réfugier derrière Hannibal et de prendre garde à ne pas se mettre dans ses pattes. Puis je rejoins l’endroit où j’estime que la vague de rats va arriver en premier.

Soudain, le chant de la Callas résonne dans l’air, puissant et majestueux.

Patricia est donc parvenue à convaincre les jeunes humains de diffuser le morceau — probablement récupéré sur Internet — et de le diffuser par tous les haut-parleurs des véhicules.

Alors que la musique monte, les assaillants approchent.

Depuis la berge, les rats qui n’ont pas encore plongé augmentent encore leur brycose pour encourager leurs premières lignes de front. Certains arrivent même à répondre à cet appel tout en nageant.

Même si je ne parle pas le langage des rats, je perçois leur pensée et celle-ci se résume à un mot : « Tuer. »

Je ne peux réprimer un frisson.

Le chant de la Callas est mon point d’ancrage énergétique. J’y puise de la force.

Mes mâchoires se crispent. C’est la civilisation des incisives contre la civilisation des canines.

Je dégaine mes griffes de leur fourreau.

Les rats dans le fleuve sont tellement agglutinés qu’ils forment une masse brune ondulante.

Soudain, un groupe de rats particulièrement véloces entreprend de se servir de ce tapis mouvant pour galoper sur les corps de leurs congénères. Une horde de rongeurs fonce sur nous.

Nathalie siffle entre ses doigts. Une dizaine de jeunes humains armés d’arcs plongent l’extrémité de leur flèche dans un brasero puis tirent simultanément et dans toutes les directions leurs projectiles enflammés.

Les alentours de l’île aux Cygnes s’embrasent d’un coup.

Le fleuve s’illumine dans la nuit.

Cette odeur particulière était donc bien celle du pétrole.

Nathalie s’est de son côté emparée d’un lance-flammes et tire sur les assaillants les plus proches.

Un grand mur de feu jaillit sur le fleuve. Chez les rats, c’est la panique. Certains essayent de revenir en arrière, la plupart foncent en avant où ils sont accueillis par des chats furieux ou des rafales de fusil-mitrailleur.

L’air s’emplit d’une odeur d’essence et de poils calcinés.

Cependant, même si les rats sont affaiblis, leur nombre est tel que des milliers d’entre eux parviennent malgré tout à rejoindre notre île.

Au sein de cette masse foulant la rive, je distingue une énorme silhouette.

Cambyse !

Une partie de sa fourrure est encore fumante, mais il semble vaillant.

Esméralda l’a elle aussi repéré, mais je fonce avant qu’elle ait le temps de se mettre en mouvement. Il ne manquerait plus qu’elle me vole mon trophée ! Mon désintérêt pour la possession a quand même des limites.

En vingt secondes, je suis face à cet ennemi. Son poil brûlé sent le poivre. Ses moustaches ont frisé. Ses yeux noirs sont injectés de sang. Nous nous élançons l’un contre l’autre.

Corps à corps. Nous nous battons avec nos pattes, nos griffes, nos dents. Nous roulons dans les hautes herbes de la berge, il plante ses longues incisives dans mon épaule. Douleur.

Voilà l’inconvénient du corps sur l’esprit, il envoie des signaux de souffrance. Je serre les dents pour ne pas miauler. En retour je mords moi aussi dans son dos, et le sang gicle dans ma gorge. Je perçois son goût. Ce n’est pas mauvais. Je serre à fond mes mâchoires.

Sa longue queue me fouette douloureusement les oreilles. J’ai les pavillons auditifs très sensibles, du coup je lâche prise et il en profite pour retourner la situation à son avantage. Cette fois-ci je suis dominée.

Esméralda arrive à la rescousse. Pour l’impressionner elle se dresse sur ses pattes arrière en position bipède. Profitant de sa hauteur, elle tombe sur lui et le mord de toutes ses canines dans le gras de sa patte arrière droite.

Il couine et me relâche.

Nous sommes de vraies furies.

Le chant de la Callas qui continue de monter dans les aigus emplit l’air en même temps que la fumée du fleuve incendié.

Le roi des rats, blessé, hésite à repartir à la charge contre nous deux.

Je vois la rage dans son esprit.

Pourquoi toute cette violence, depuis si longtemps ?

Je suis sûre que l’on peut échapper à la nécessité du rapport de force.

Je tente de lui parler :

Cambyse, je ne t’en veux pas, renonçons à semer la mort autour de nous. Essayons de trouver un terrain d’entente qui nous permette de coexister.

Je ne crois pas qu’il réceptionne mon message. Il serre les mâchoires, crache, et déjà plusieurs de ses congénères arrivent et l’aident à s’enfuir.

Je ne pense même pas à le poursuivre. Il fonce vers le fleuve, court sur le plancher formé par ses guerriers brûlés, pour la plupart. Le feu courant en surface n’est pas encore éteint mais cela ne l’arrête pas. Le roi des rats s’enfonce dans les flammes, se faufile et disparaît.

De toute manière je sais que si je tentais de le suivre, ce plancher flottant céderait sous mon poids.

Esméralda me rejoint.

— Bon, on ne peut pas gagner à chaque fois, reconnaît-elle.

Elle lèche une de mes blessures.

Comme c’est agaçant d’avoir une rivale aussi sympathique ! Je me laisse faire, après tout elle a sauvé mon fils, elle l’a protégé, elle l’a nourri, elle m’a accompagnée dans mes batailles, elle m’a tirée d’une situation délicate lors de mon duel avec Cambyse et elle ne me juge même pas quand j’échoue. Ce n’est peut-être pas une mauvaise personne. En tout cas je pense pouvoir lui pardonner ses premières maladresses à mon égard.

Autour de nous les combats continuent de faire rage entre les milliers de rats qui ont réussi à monter sur les contreforts de l’île aux Cygnes et les centaines de chats et de jeunes humains unis.