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Il est temps de reprendre part à la bataille.

Esméralda et moi nous précipitons dans la mêlée et combattons de toutes nos dents et de toutes nos griffes. Je repère de loin Nathalie qui, ayant épuisé toute la réserve de son lance-flammes, utilise maintenant un sabre.

Près d’elle, certains humains combattent parfois à la seule force de leurs talons. Hannibal est toujours au milieu des rats, formidable machine à tuer.

Je fais ma part. La rage de défendre notre île sanctuaire a chassé toute fatigue.

Le jour se lève. Je ne sais pas combien de temps a duré la lutte.

Le chant de la Callas qui tournait en boucle s’est arrêté.

Autour de nous plus rien ne remue.

Je respire encore bruyamment, mon cœur bat toujours fort et je sens les piqûres de mes blessures.

Je suis complètement hébétée.

J’ai perdu toute notion du temps.

La bataille de l’île aux Cygnes a duré beaucoup plus longtemps que celle des Champs-Élysées. Le nombre de victimes aussi doit être bien plus important.

Je retrouve progressivement mon calme, et Pythagore vient me rejoindre.

— Il y aura forcément des rats avec lesquels le dialogue pourra être possible un jour, mais ces individus seront plus difficiles à trouver. La plupart vivent encore dans le culte de la violence. Pour eux les faibles doivent être systématiquement éliminés. La violence est un mode de communication qui impressionne les esprits faibles. Les rats achèvent leurs propres malades, leurs propres blessés, leurs propres vieillards.

Je me concentre puis articule :

— N’est-ce pas toi qui m’as enseigné qu’il n’y a pas de mauvaise espèce, seulement des individus ignorants ou apeurés ?

— Mais les parents peuvent éduquer leur progéniture avec différentes valeurs. Chez les fourmis on inculque aux petits des valeurs d’entraide, chez les rats c’est plutôt la compétition et l’exclusion de tous ceux qui sont différents qui sont mises en avant.

— Il n’y a donc aucun espoir d’entente avec les rats ?

— Nous pourrons peut-être un jour nous entendre avec eux (comme nous avons réussi à nous entendre avec les humains), mais cela ne se fera qu’avec ceux qui auront renoncé à vouloir soumettre ceux qui ne leur ressemblent pas. On ne peut pas être pacifique avec des envahisseurs brutaux.

Je regarde Pythagore. Je n’ai pas encore d’opinion claire sur un sujet aussi important. Mais déjà le fait de me poser ces questions me donne l’impression que mon esprit prend du recul et se replace dans une perspective plus large du temps et de l’espace. J’ai eu peur que les rats ne deviennent les maîtres du monde et maintenant je réfléchis à la question de leur intégration dans une entente entre tous les animaux.

Peut-être suis-je naïve ?

Quand les humains régnaient, les choses étaient plus simples. Maintenant qu’ils se sont eux-mêmes mis en situation d’échec, je pense que n’importe quel autre animal peut proposer sa vision d’un futur idéal.

Alors que le silence se prolonge, à peine troublé par le ressac du fleuve charriant les cadavres de rats calcinés, je me lève sur les pattes arrière, je tends mon cou vers le ciel et je pousse une sorte d’immense miaulement qui puise sa source au plus profond de moi. Je le prolonge en vibrato à la manière de la Callas. Bientôt tous les chats reprennent la note et se mettent à miauler en chœur, un peu comme dans mon rêve.

Et puis les jeunes humains qui ont combattu avec nous essayent eux aussi de chanter sur la même note. Même Nathalie entonne une sorte de miaulement. Étrange progrès dans ma quête du dialogue : je ne suis pas parvenue à parler aux humains mais je suis arrivée à les faire miauler !

Enfin Hannibal s’y met, mais il reste sur une tonalité beaucoup plus grave, comblant toute la zone de basses fréquences. Angelo est de la partie lui aussi, avec sa petite voix aiguë.

Tous ensemble, nous formons une sphère sonore qui traduit notre joie d’avoir vaincu des ennemis beaucoup plus nombreux et plus féroces.

Pythagore me regarde et j’ai l’impression que, pendant ce bref instant, cet être soi-disant insensible, qui se méfie tant de ses propres émotions, ressent encore plus d’estime pour moi.

À nouveau me reviennent les mots de son enseignement.

31

Sagesse pythagoricienne

« Quoi qu’il m’arrive, c’est pour mon bien.

Cet espace-temps est la dimension que mon esprit a choisi pour s’incarner.

Mes amours et mes amis me permettent de connaître ma capacité d’aimer.

Mes ennemis et les obstacles qui se dressent sur mon chemin servent à vérifier ma capacité de résistance et de combat.

Mes problèmes me permettent de mieux me connaître.

J’ai choisi ma planète.

J’ai choisi mon pays.

J’ai choisi mon époque.

J’ai choisi mes parents.

J’ai choisi mon corps.

Dès le moment où je prends conscience que ce qui m’entoure est issu de mon propre désir, je ne peux plus me plaindre, je ne peux plus avoir de sentiment d’injustice.

Je ne peux plus me sentir incompris.

Je ne peux qu’essayer de percevoir pourquoi mon âme a besoin de ces épreuves précises pour avancer.

Toutes les nuits, durant mon sommeil, c’est ce message qui m’est rappelé sous forme de rêves au cas où j’en viendrais à l’oublier.

Tout ce qui m’entoure est là pour m’instruire.

Tout ce qui m’arrive est là pour me faire évoluer. »

32

Deux pas en arrière, trois pas en avant

J’essaye de me tenir sur deux pattes comme Esméralda. Je me dresse, trouve mes appuis, fais quelques pas pour trouver un meilleur équilibre. La bipédie prolongée ne me semble pas aussi difficile que je l’estimais au premier abord.

Pythagore me regarde.

— Il ne sert à rien de détruire l’ancien système si on n’a pas un monde meilleur à proposer pour le remplacer. Nous ne devons pas quitter cet endroit tant que nous n’avons pas inventé un nouveau monde, affirme-t-il. L’île aux Cygnes doit devenir le laboratoire protégé où nous allons mettre au point une nouvelle proposition de « vivre-ensemble ».

Des chiens aboient au loin sur la berge.

Je déduis que Patricia a dû utiliser ses pouvoirs de chamane pour trouver un individu-passerelle qui aura guidé les siens jusqu’ici. Après les chiens viennent les pigeons, les moineaux, les chauves-souris qui s’installent dans les rares arbres de l’île. Ils manifestent leur soutien par des piaillements et des sifflements.

Je continue de me maintenir en position verticale. Pythagore se dresse lui aussi sur ses pattes arrière.

— Cela ne pourra pas se faire d’un coup. Tout s’accomplira par paliers. Mais il ne faut pas aller trop vite sinon notre œuvre risque de s’effondrer.

Il se frotte le crâne puis miaule :

— Il nous faudrait un lieu de diffusion du savoir.

— Comme l’école pythagoricienne de Crotone ?

— Comment sais-tu ça, Bastet ?

À force de me dresser sur mes pattes arrière, je commence à ressentir des courbatures. Je m’assois, et mon compagnon vient s’installer à mes côtés.

— Moi aussi je sais me renseigner à ma manière. Mais continue, dis-je, pas mécontente de l’avoir pris de court. Comment vois-tu le fonctionnement de ton « école » ?