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            Elle reçut un e-mail de confirmation, vérifia sa commande et l’heure de livraison, puis en profita pour parcourir ses autres messages, redoutant un courrier de son ancien amant.

            Heureusement, il n’y avait pas de message de François.

            Mais il y avait un autre courrier, énigmatique, écrit par un certain Matthew Shapiro.

            Un homme dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant.

            Et qui allait bouleverser sa vie…

 3

            Le message

            Quand la souffrance est ce que l’on connaît le mieux, y renoncer est une épreuve.

            Michela MARZANO

            Boston

            Quartier de Beacon Hill

            20 heures

            – Maman ne va pas revenir, hein, papa ? demanda Emily en boutonnant son pyjama.

            – Non, elle ne reviendra jamais,confirma Matthew en prenant sa fille dans ses bras.

            – Ce n’est pas juste, se plaignit la gamine d’une voix tremblante.

            – Non, ce n’est pas juste. La vie est comme ça, parfois, répondit-il abruptement en la hissant sur son lit.

            La petite pièce mansardée était chaleureuse et accueillante, et elle évitait les tons mièvres ou pastel qu’on trouvait trop souvent dans les chambres d’enfant. Lorsque Matthew et Kate avaient restauré la maison, ils avaient cherché à restituer pour chaque pièce le cachet d’origine. Pour celle-ci, ils avaient abattu une cloison, décapé et ciré le vieux parquet pour lui redonner son lustre ancien, et chiné des meubles d’époque : lit en bois brut, commode cérusée, fauteuil habillé de chanvre, cheval à bascule, coffre à jouets en cuir et en laiton.

            Matthew caressa la joue d’Emily en lui adressant un regard qu’il espérait rassurant.

            – Tu veux que je te lise une histoire, chérie ?

            Les yeux baissés, elle secoua la tête tristement.

            – Non, ça va.

            Il grimaça. Depuis quelques semaines, il sentait sa fille très angoissée, comme s’il lui avait transmis son propre stress, et cette constatation le culpabilisait. Devant elle, il s’employait pourtant à masquer sa peine et son angoisse, mais ça ne fonctionnait pas : les enfants avaient un sixième sens pour détecter ce genre de choses. Matthew avait beau se raisonner, il était tout entier dévoré par une inquiétude : la peur irrationnelle de perdre sa fille après avoir perdu sa femme. Il était désormais convaincu que le danger était partout et cette crainte le conduisait à surprotéger Emily au risque de l’étouffer et de lui faire perdre de sa confiance en elle.

            La vérité, c’est qu’il était un père dépassé. Dans les premières semaines, il avait été déstabilisé par la quasi-indifférence affichée par Emily. À l’époque, l’enfant semblait imperméable à la douleur, comme si elle ne comprenait pas vraiment que sa mère était morte. À l’hôpital, la psychologue qui suivait la petite fille avait toutefois expliqué à Matthew que ce comportement n’était pas anormal. Pour se protéger, certains enfants gardaient volontairement à distance un événement traumatique, attendant inconsciemment de se sentir plus solides pour pouvoir s’y confronter.

            Les questions sur la mort étaient venues plus tard. Pendant quelques mois, Matthew avait fait face en s’aidant des conseils de la psy, d’albums dessinés et de métaphores. Mais les interrogations d’Emily se faisaient désormais plus concrètes, plongeant son père dans l’embarras et le poussant dans ses retranchements. Comment une enfant de quatre ans et demi se représente-t-elle la mort ? Il ne savait pas quel vocabulaire utiliser, n’était pas certain des mots qu’elle était en âge de comprendre. La psychologue lui avait conseillé de ne pas s’inquiéter, lui expliquant qu’en grandissant Emily prendrait davantage conscience du caractère définitif de la disparition de sa mère. D’après elle, ces interrogations étaient saines. Elles permettaient de sortir du silence, d’éviter les tabous et, à terme, de se libérer de la peur.

            Mais Emily était visiblement loin d’avoir atteint cette phase libératrice. Au contraire, tous les soirs, à l’heure du coucher, elle ressassait les mêmes angoisses et les mêmes questions aux réponses douloureuses.

            – Allez, au lit !

            Pensive, la petite fille se glissa sous la couverture.

            – Grand-mère dit que maman est au ciel… commença-t-elle.

            – Maman n’est pas au ciel, grand-mère dit des bêtises, la coupa Matthew en maudissant sa mère.

            Kate n’avait pas de famille. Lui s’était éloigné très tôt de ses parents, deux égoïstes qui passaient une retraite tranquille à Miami et qui n’avaient pas pris la mesure de son chagrin. Ils n’avaient jamais vraiment aimé Kate, lui reprochant de faire passer sa carrière avant sa famille. Un comble pour des parents qui n’avaient jamais pensé qu’à eux-mêmes ! Le premier mois qui avait suivi la disparition de Kate, ils étaient bien venus à Boston pour le soutenir et s’occuper d’Emily, mais cette sollicitude n’avait pas duré. Désormais, ils se contentaient de téléphoner une fois par semaine pour prendre des nouvelles et pour raconter ce genre d’inepties à leur petite-fille.

            Cela le mettait hors de lui ! Il n’était pas question qu’il accepte l’hypocrisie de la religion. Il ne croyait pas en Dieu, n’y avait jamais cru, et ce n’était pas la mort de sa femme qui allait changer les choses ! Pour lui, être « philosophe » impliquait une forme d’athéisme, et c’était une vision qu’il partageait avec Kate. La mort marquait la fin de tout. Il n’y avait rien d’autre, pas d’après, juste le vide, le néant total et absolu. Il lui était inconcevable, même pour rassurer sa fille, de la bercer d’une illusion à laquelle il n’adhérait pas.

            – Si elle n’est pas au ciel, elle est où, alors ? insista l’enfant.

            – Son corps est au cimetière, tu le sais bien. Mais son amour, lui, n’est pas mort, concéda-t-il. Il est toujours dans nos cœurs et dans notre mémoire. On peut continuer à entretenir son souvenir en parlant d’elle, en se rappelant les bons moments passés ensemble, en regardant des photos et en allant nous recueillir sur sa tombe.

            Emily hocha la tête, loin d’être convaincue.

            – Tu vas mourir toi aussi, n’est-ce pas ?

            – Comme tout le monde, admit-il, mais…

            – Mais si tu meurs, qui s’occupera de moi ? paniqua-t-elle.

            Il la serra très fort dans ses bras.

            – Je ne vais pas mourir demain, chérie ! Je ne vais pas mourir avant cent ans. Je te le promets !

            « Je te le promets », répéta-t-il en sachant pourtant très bien que cette promesse ne reposait que sur du vent.

            Le câlin se prolongea encore quelques minutes. Puis Matthew borda Emily et éteignit les lumières à l’exception de la veilleuse suspendue au-dessus du lit. Avant d’entrebâiller la porte, il embrassa une dernière fois sa fille en lui promettant qu’April passerait lui dire bonne nuit.

            *

            Matthew descendit l’escalier qui débouchait dans le salon. Le rez-de-chaussée de la demeure baignait dans une lumière tamisée. Il vivait depuis trois ans dans cette maison de brique rouge à l’angle de Mount Vernon Street et de Willow Street. Une jolie townhouseà la porte blanche massive et aux volets en bois sombre, dont la vue donnait sur Louisburg Square.

            Il se pencha à la fenêtre et observa les guirlandes électriques qui clignotaient, accrochées aux grilles du parc. Toute sa vie, Kate avait rêvé d’habiter dans le cœur historique de Boston. Une petite enclave préservée, avec ses maisons victoriennes, ses trottoirs pavés et ses ruelles fleuries bordées d’arbres et d’antiques lampadaires à gaz. Un endroit magique qui donnait l’impression que le temps s’était arrêté, figeant les demeures dans un charme chic et désuet. Un cadre de vie qui n’était pas à la portée de la bourse d’un médecin exerçant en hôpital universitaire et d’un prof de fac qui venait à peine de solder le remboursement de son prêt étudiant ! Mais il en fallait davantage pour décourager Kate. Pendant des mois, elle avait parcouru les commerces du quartier, placardant partout des affichettes. Alors qu’elle s’apprêtait à déménager en maison de retraite, une vieille dame était tombée sur son annonce. Cette riche Bostonienne détestait les agents immobiliers et préférait vendre « de particulier à particulier » la maison dans laquelle elle avait passé toute sa vie. Kate avait dû lui plaire, car elle avait miraculeusement accepté de revoir son prix à la baisse, assortissant néanmoins son offre d’un ultimatum. Ils avaient eu vingt-quatre heures pour se décider. Même avec un important rabais, la somme restait conséquente. C’était l’engagement d’une vie, mais portés par leur amour et leur foi en l’avenir, Matthew et Kate avaient franchi le pas, s’étaient endettés pour trente ans et avaient passé tous leurs week-ends le nez dans le plâtre et la peinture. Eux qui n’avaient jamais bricolé de leur vie étaient devenus des « spécialistes » de la plomberie, de la restauration du parquet et du montage de circuits électriques encastrés.