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            Kate et lui avaient développé un rapport presque charnel avec la vieille demeure. Leur domicile était leur abri intime, là où ils avaient prévu d’élever leurs enfants, là où ils avaient envisagé de vieillir. A shelter from the storm2, comme le chantait Bob Dylan.

            Mais à présent que Kate était morte, quel était le sens de tout cela ? L’endroit était lourd de souvenirs encore à vif. Les meubles, la décoration et même certaines odeurs qui continuaient à flotter dans l’air (bougies parfumées, pots-pourris, bâtonnets d’encens) étaient rattachés à la personnalité de Kate. Tout cela donnait sans cesse à Matthew l’impression que sa femme hantait la maison. Malgré ça, il ne s’était senti ni la volonté ni le courage de déménager. Dans cette période d’instabilité, la townhouseconstituait l’un de ses derniers repères.

            Mais seule une partie de la maison était figée dans le souvenir. Le dernier étage était aujourd’hui égayé par la présence d’April qui louait une belle chambre, une salle de bains, un grand dressing et un petit bureau. À l’étage du dessous se trouvaient la propre chambre de Matthew, celle d’Emily et celle de l’enfant qu’ils avaient prévu d’avoir très bientôt avec Kate… Quant au rez-de-chaussée, il était aménagé comme un loft avec un grand salon et une cuisine ouverte.

            Matthew sortit de sa torpeur et cligna plusieurs fois des yeux pour chasser ces pensées douloureuses. Il passa dans la cuisine, le lieu où ils aimaient tant autrefois prendre leur petit déjeuner et se retrouver le soir pour se raconter leur journée, attablés côte à côte derrière le comptoir. Du frigo, il sortit un pack de bière blonde. Il décapsula une bouteille et prit une nouvelle barrette d’anxiolytique qu’il fit passer avec une lampée d’alcool. Le cocktail Corona/médocs. Il ne connaissait pas de meilleur remède pour s’abrutir et trouver rapidement le sommeil.

            – Hé, beau gosse, fais attention avec ce genre de mélange, ça peut être dangereux ! l’interpella April en descendant l’escalier.

            Elle s’était changée pour sortir et, comme à son habitude, elle était somptueuse.

            Chaussée sur des talons vertigineux, elle arborait avec un naturel déconcertant un ensemble excentrique, mais chic, à tendance fétichiste : haut transparent à liseré bordeaux, short en cuir verni, collants opaques et cardigan sombre aux manches cloutées. Elle avait noué ses cheveux en chignon, mis un fond de teint nacré qui faisait ressortir son rouge à lèvres couleur sang.

            – Tu ne veux pas m’accompagner ? Je vais au Gun Shot, le nouveau pub près des quais. Leur tête de porc en friture est une vraie tuerie. Et leur mojito, je ne t’en parle même pas. En ce moment, c’est là que sortent les plus belles filles de la ville.

            – Et Emily, je la laisse seule dans sa chambre ?

            April balaya l’objection.

            – On peut demander à la fille des voisins. Elle ne se fait jamais prier pour jouer les baby-sitters.

            Matthew secoua la tête.

            – Je n’ai pas envie que ma gosse de quatre ans et demi se réveille dans une heure après un cauchemar pour découvrir que son père l’a abandonnée pour aller boire des mojitos dans un bar pour lesbiennes satanistes.

            Agacée, April réajusta son long bracelet manchette griffé d’arabesques pourpres.

            – Le Gun Shot n’est pas un bar pour lesbiennes, s’énerva-t-elle. Et puis, je suis sérieuse, Matt, ça te ferait du bien de sortir, de voir du monde, d’essayer de nouveau de plaire aux femmes, de faire l’amour…

            – Mais comment veux-tu que je retombe amoureux ? Ma femme…

            – Je ne te parle pas de sentiments, coupa-t-elle. Je te parle de baise ! De corps à corps, d’allégresse, de plaisir des sens. Je peux te présenter des copines. Des filles ouvertes qui ne cherchent qu’à s’amuser un peu.

            Il la regarda comme une étrangère.

            – Très bien, je n’insiste pas, dit-elle en boutonnant son cardigan. Mais tu ne t’es jamais demandé ce que Kate penserait ?

            – Je ne comprends pas.

            – Si elle pouvait te voir de là-haut, qu’est-ce qu’elle penserait de ton comportement ?

            – Il n’y a pas de là-haut ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

            Elle réfuta l’argument.

            – Peu importe. Je vais te dire ce qu’elle penserait, moi : elle aimerait te voir avancer, elle aimerait que tu te secoues, que tu te donnes au moins une chance de retrouver le goût de vivre.

            Il sentit monter la colère en lui.

            – Comment peux-tu parler en son nom ? Tu ne la connaissais pas ! Tu ne l’as même jamais rencontrée !

            – C’est vrai, admit April, mais je pense que, d’une certaine façon, tu te complais dans la douleur et que tu l’entretiens, car ta douleur est le dernier lien qui te rattache encore à Kate et…

            – Arrête avec ta psychologie de magazine féminin ! s’emporta-t-il.

            Vexée, elle ne prit pas la peine de lui répondre et sortit en claquant la porte derrière elle.

            *

            Resté seul, Matthew trouva refuge sur son canapé. Il but au goulot une bouteille de bière, puis il s’allongea et se massa les paupières.

            Bordel…

            Il n’avait aucune envie de refaire l’amour, aucune envie de caresser un autre corps ou d’embrasser un autre visage. Il avait besoin d’être seul. Il ne cherchait personne pour le comprendre, personne pour le consoler. Il voulait juste cuver sa douleur, avec pour seuls compagnons son fidèle tube de médocs et sa chère Corona.

            Dès qu’il ferma les yeux, les images défilèrent dans sa tête comme un film qu’il avait déjà visionné des centaines de fois. La nuit du 24 au 25 décembre 2010. Ce soir-là, Kate était de garde jusqu’à 21 heures au Children’s Hospital de Jamaica Plain, l’annexe du MGH3 spécialisée en pédiatrie. Kate l’avait appelé à la fin de son service.

            – Ma voiture est encore en rade sur le parking de l’hôpital, chéri. Comme toujours, c’est toi qui avais raison : il faut vraiment que je me débarrasse de cette guimbarde.

            – Je te l’ai dit mille fois…

            – Mais j’y suis tellement attachée à ce vieux coupé Mazda ! Tu sais que c’est la première voiture que j’ai pu me payer lorsque j’étais étudiante !

            – C’était dans les années 1990, mon cœur, et à l’époque, c’était déjà une « seconde main »…

            – Je vais essayer d’attraper un métro.

            – Tu plaisantes ? Dans le coin, à cette heure-ci, c’est trop dangereux. Je prends ma moto et je viens te chercher.

            – Non, il fait vraiment très froid. Il tombe un mélange de pluie et de neige, c’est pas prudent, Matt !

            Comme il insistait, elle avait fini par céder.

            – D’accord, mais fais attention, alors !

            Ses dernières paroles avant de raccrocher.

            Matthew avait enfourché sa Triumph. Alors qu’il venait de quitter Beacon Hill, Kate avait dû réussir à faire démarrer le moteur de la petite Mazda. Car à 21 h 07, un camion qui livrait de la farine dans les boulangeries du centre-ville l’avait percutée de plein fouet alors qu’elle sortait du parking de l’hôpital.

            Propulsée contre le mur d’enceinte, la voiture avait fait un tonneau avant d’atterrir sur le toit. Malheureusement, le camion s’était renversé à son tour sur le trottoir, écrasant de tout son poids le véhicule. Lorsque Matthew était arrivé à l’hôpital, les pompiers s’activaient pour essayer de désincarcérer le corps de Kate, prisonnier d’un piège de tôles compressées. Il avait fallu plus d’une heure aux secours pour l’évacuer sur le MGH où elle était décédée dans la nuit des suites de ses blessures.