J’ai fait signe que non. Elle a ricané :
— Ça m’a fait plutôt plaisir. De nos jours, la plupart des lopes qu’on rencontre passent la moitié de la nuit à essayer de vous baiser et l’autre moitié à tâcher de s’excuser de l’avoir fait plutôt mal. (Elle a ri doucement, et soufflé de la fumée dans ma direction, tout en remarquant :) Pour moi, je n’ai rien contre les soudards — à part qu’il m’a rarement été donné d’en rencontrer.
Dans une autre partie de mon autre vie, j’avais servi comme officier dans une unité parachutiste. Ce que j‘y avais fait ne m’avait jamais transporté d’enthousiasme. Je ne me considérais ni comme un soudard, ni comme un reître, seulement comme un guignol au bout du rouleau, un type entre deux âges, encore vaguement présentable, mais qui avait trop longtemps abusé de l’alcool, des choses et de lui-même. Je l’ai prévenue :
— N’enjolivez pas. Rien qu’un baltringue. Je ne dis pas que je n’ai pas eu ma chance, comme tout le monde. Je ne dis même pas que j’ai été beaucoup plus malmené que bien d’autres. C’est seulement que la donne était pourrie dès le départ. Pas vraiment des mauvaises cartes, seulement des têtes qui n’allaient pas ensemble. Dans une autre histoire, peut-être, je ne dis pas… Dans celle-ci…
Brusquement, je l’ai vue secouer la tête. Elle a écrasé posément sa cigarette, puis elle s’est redressée, s’est penchée sur moi, et m’a jeté en pleine face avec une rage croissante :
— Je me fous de ce que vous pensez. Je me fous de ce qui se passera après. La seule chose que je veux savoir, c’est si vous êtes disposé à me tirer ou pas. Je ne vous demande ni où, ni quand, ni comment. Je vous demande seulement si vous voulez bien me baiser.
Elle s’exaltait, la jupe remontée plus que de raison. Elle m’a crié des choses ordurières. D’un revers de main, je l’ai frappée sèchement. Elle a pris le coup en pleine bouche. De fureur plus que de souffrance, elle a jeté ses ongles vers ma figure. Je lui ai saisi le poignet gauche et je l’ai tordu. Elle était plus forte et plus en colère que je le pensais, mais tout en tenant le volant d’une main, je lui ai peu à peu remonté le bras dans le dos. Quand elle a eu le poignet sous la clavicule et la tête entre les genoux, j’ai expliqué patiemment, d’un ton de vague reproche :
— Prise classique. Incapacitante. Extrêmement douloureuse en cas d’entêtement. Tout dépend de la bonne volonté et du réalisme du client, ou de son goût pour les sévices physiques. Votre voiture a une boîte automatique. Ça ne me dérange pas de conduire d’une seule main jusqu’à la prochaine sortie.
C’était une chambre, naturellement. Et un lit. Alex était embrumée, mais elle ne dormait pas. Le bras jeté en travers des yeux, elle respirait lentement. Je lui ai glissé une cigarette allumée entre les lèvres, elle a enlevé son bras et m’a remercié d’un court battement de cils. Je me suis allumé aussi une cigarette et je suis parvenu à m’asseoir en tailleur, adossé au mur.
Mon Oméga marquait seize heures. J’ai eu le tort de repenser à la Douze. Subitement, le souvenir des murs merdeux et du froid de cale, poisseux et humide, du froid de misère, qui régnait en bas, m’est revenu de manière presque insupportable. J’ai serré les mâchoires pour ne pas grincer des dents, et j’ai fermé les paupières durant ce que j’ai pris pour un court instant.
Quand je les ai rouvertes, elle me regardait. Je me suis passé les mains sur la figure, j‘ai haussé les épaules avec un vague sentiment de gêne. J’ai prévenu :
— Pas d’états d’âme, vous vous rappelez ?
— Pas d’états d’âme.
Elle avait toujours la même cigarette à la bouche. Je me suis penché, je l’ai enlevée et j’ai déposé la longue cendre dans une soucoupe, sur le chevet. Elle a suivi chacun de mes gestes du regard. Je lui ai remis la cigarette à la bouche. Elle gisait en travers du lit, les bras flanqués n’importe comment au-dessus de sa tête, les genoux très écartés. Elle n’avait plus grand-chose à cacher.
Elle m’a souri et a déclaré avec beaucoup de douceur, lentement :
— Vous êtes libre de ne pas me croire, mais ça faisait trois ans que je n’avais pas baisé. Quand je vous ai vu, j’ai eu tout de suite envie de baiser avec vous. Je reconnais que je me suis comportée comme une vraie pute. Vous pouvez comprendre ça ?
— Ça et bien d’autres choses.
— Ça vous choque ?
— Ça devrait ?
Elle a secoué la tête, puis s’est retournée lentement.
— Je ne sais pas. Dites-moi que ces choses-là n’arrivent jamais.
— Quelles choses ?
— Vous et moi.
— Vous et moi, quoi ?
Plus tard, beaucoup plus tard devant la Douze, alors que je m’éloignais déjà de la Mercedes, elle m’a rejoint en courant. C’était la nuit. La tempête était revenue, et avec elle de longues bourrasques à décorner les bœufs. Elle s’est jetée contre moi et m’a murmuré à hauteur de l’épaule, avec une sorte de désarroi rageur :
— Tout ce temps… Tout ce temps pour en arriver là… Tout ce temps perdu.
Je n’ai rien trouvé à dire, rien qui fut en mesure de la rassurer. J’avais cessé de parler bien avant de la rencontrer, à peu près au moment où j’avais perdu mon âme et toute espèce de confiance en moi. À force, je n’en éprouvais même plus réellement l’envie. Cette habitude aussi m’avait quitté, comme bien d’autres. Je lui ai seulement caressé les cheveux et le cou à l’aveuglette, ce qui fait qu’elle s’est agrippée à moi comme quelqu’un en train de se noyer, en gémissant :
— Pourquoi ? Pourquoi ?
— Pour rien. Des choses trop compliquées.
— Pas compliquées. J’avais peur que ça arrive. C’est arrivé. C’est arrivé et c’est encore pire que ce que je craignais. Bien pire.
— Fallait pas commencer.
Elle m’a serré plus fort, en me plantant les ongles dans le flanc. Elle a reconnu :
— Non. Fallait pas commencer. Vous avez raison. Vous regrettez ?
— Non. Je devrais ?
— Vous vous en foutez… Vous vous en foutez, c’est ça ?
Je n’ai pas bougé, pas d’un millimètre. Je n’ai rien répondu. C’est jamais ce qu’on voudrait qu’on a. Elle m’a pris la figure dans ses deux paumes brûlantes, avec précaution, et m’a demandé bien en face, d’une voix calme :
— Qu’est-ce que nous allons devenir ? Vous pouvez me le dire ?
Elle, je n’en savais rien. Pour moi, j’avais une idée très claire et précise de ce qui m’attendait. Rien de fameux. Ma folle journée m’avait laissé dans un état piteux. Dès mon arrivée, j’avais parcouru les registres et expédié les deux ou trois conneries en cours qui traînaient depuis le milieu de l’après-midi, puis je m’étais calfeutré dans mon bocal, à la lumière de ma lampe.
La radio grésillait en sourdine sur l’appui de fenêtre, les téléphones se taisaient. Le voyant d’alerte de la ligne directe qui me reliait à l’Étage des morts demeurait terne et sans vie. Muppet assurait le vrac avec le reste de l’équipe, à côté. Il n’y avait pas beaucoup de vrac. J’avais froid et le palais et la gorge en carton d’emballage à force de trop fumer, je souffrais du dos mais rien dans tout cela qui fut proprement insupportable, ou simplement inhabituel.
Le tour de permanence des commissariats m’avait affecté pour la nuit un vieux divisionnaire black, un Antillais à la peau très sombre. Il se tenait à présent assis dans le fauteuil qui me faisait face. C’était un homme qui avait la stature et des airs de Charlie Mingus. Il s’appelait Blanchard, signe que celui qui avait baptisé ainsi son aïeul savait manier sur le dos de ses esclaves l’antiphrase aussi bien que le fouet à bestiaux. Aimé, Auguste, Blanchard. Ça lui faisait, quand il signait les procès-verbaux, un grand paraphe de ministre, car il n’omettait rien. Personne ne connaissait Mingus à la Division, ou si peu de gens qu’il était inutile d’y penser, mais tout le monde avait vu Dobey à la télévision. Pour tout le monde, Blanchard était le capitaine Dobey.