— J’en ai assez, de monter la garde.
— Ne vous y trompez pas, Muppet, moi aussi.
— Alors, pourquoi vous le faites ?
J’ai ramassé le trousseau de clefs Key West, je l’ai examiné comme s’il comportait une clef de plus, une clef de nature à déverrouiller une porte de plus, ou la même porte d’une autre façon. Ce qu’on voyait surtout, c’était le gros badge Mercedes, et ce qu’il pouvait laisser supposer d’opulence et de quiétude. J’étais attristé de ma propre indigence en réfléchissant à mi-voix :
— Rien que des voyages… Seulement des voyages… Des choses bien banales, Muppet. J’aimerais que ce téléphone sonne. Ça pourrait nous distraire. Vos amis légionnaires, hier soir, au fond… Un bien beau divertissement ils nous ont offert, avouez, avec leur sang noir et leurs viscères à demi calcinés, leurs yeux sans paupières et leurs bouches serrées où il n’y avait plus de lèvres. Et celui qui s’est fendu en deux, tout du long, comme une grande bûche creuse, quand nous sommes parvenus à le tourner de côté… Ce qui nous manque, c’est moins le bonheur, que le sentiment de notre propre urgence…
Nos rares confessions nous conduisent toujours un peu plus loin qu’on l’aurait voulu, et nous y laissent à peu près aussi amers et déconfits qu’après ces séances de baise qu’on ne souhaite pas vraiment se rappeler, au fond, avec des inconnues qu’on n’aurait pas voulu avoir rencontrées, et qui ne nous aimaient pas plus qu’on ne les a aimées. La plupart des aveux et bien des étreintes ne sont que des marchés de dupes, passés de bonne foi entre des gens qui ne le sont pas. Dobey est rentré de son pas traînant. Je suis sorti pisser.
Quand je suis revenu, Dobey était debout dans mon bureau. Muppet était déjà en train de glisser son pistolet à l’étui. Dobey avait un combiné à la main. Il parlait d’une façon sourde, à petites phrases hachées et laconiques, dans le téléphone. Tout en ramassant sa veste de combat sur le dossier du fauteuil, Muppet m’a lancé d’une voix neutre, anonyme :
— Appel reçu à quatre heures trente. Delta-Charlie-Delta sur zone.
Dobey, lui, a raccroché sans hâte. Il s’est tourné vers moi. Il a remué la tête tout en remâchant la nouvelle, puis il m’a déclaré en clair, avec concision mais d’un ton calme, sans aspérité, sans relief, celui d’un homme en paix avec lui-même et le monde entier :
— Une femme. Suicide aux barbituriques. Entre quarante et cinquante ans. Vivait seule. Le décès semble remonter à une cinquantaine d’heures, selon le médecin de l’état civil. Corps découvert sans vie par une voisine. Muppet et moi, on fait l’aller et retour. Où est-ce que tu ranges tes formulaires d’envoi à l’institut médico-légal ?
— Colonne gauche. Là où il y a marqué ordres d’envoi I.M.L. Qui a dit Muppet et toi ?
— Moi.
— Toi ? Depuis quand c’est toi, Dobey, qui joue le rôle-titre dans le Prince de la nuit ?
Bien sûr que c’était passablement idiot puisque c’était lui, l’O.P.J. — cadavre de la nuit, l’officier de police judiciaire chargé dans chaque groupe de s’occuper des refroidis, dès lors que, sans être forcément d’emblée d’origine naturelle, les causes de la mort ne semblaient cependant ni suspectes, ni a fortiori violentes ou criminelles. On allait sur les lieux, on faisait un petit bout de constatations, on ramenait un ou deux témoins. Le corps était expédié à la morgue. Quelqu’un le récupérait ou pas, après qu’on eut procédé à autopsie ou non. Tout dépendait de l’O.P.J., question charcutage, c’est que ça coûtait des sous, une autopsie, du temps et des sous…
À la fin de l’année dernière, Yobe nous avait lu au cours d’un briefing une circulaire à ce propos, qui attirait l’attention des chefs de groupe sur le coût social des autopsies. La circulaire insistait beaucoup, surtout, sur le prix des autopsies en matière vétérinaire. C’était encore plus hors de prix, de requérir un légiste en matière vétérinaire. C’était d’un prix démentiel. Ainsi, par exemple, une autopsie sur la dépouille d’un carlin avait-elle coûté la bagatelle de 5 000 F TTC. Personne ne savait au juste ce qu’était un carlin, à commencer par moi. Yobe m’avait étonné en expliquant :
— Une de ces saletés de petits dogues de merde. Un peu la gueule de Brigitte Bardot jeune, si vous voyez ce que je veux dire, en tout cas les plus anciens dans le grade le plus élevé. Pour les autres, se rapporter à vos livres d’histoire, classe de sixième. Autopsie commandée par le Parquet, heureusement. Le premier crétin des Alpes qui aurait l’idée de requérir un véto pour faire découper Médor, Mirza ou même le poisson rouge, raouste. Dehors. Je l’envoie moi-même planter les choux à la sixième section des R.G.
La sixième section s’occupait des étrangers en situation irrégulière. Une bénédiction pour tout le monde, ces ESI : ça faisait des petits crânes nombreux et faciles, qui entraient direct dans les statistiques. Ça gonflait bien les chiffres, maintenant que tous ces malheureux, à présent qu’on n’avait plus besoin d’eux avec nos hérémistes à nous, on les renvoyait chez eux recrever, maintenant qu’on les avait nettoyés jusqu’à l’os, qu’on leur avait bien pompé le sang, toute leur force de travail, et le peu qu’ils avaient eu de cervelle. France, terre d’asile, mes burnes. Yobe nous menaçait de la sixième section comme des vampires auxquels on eût promis le petit matin gris. C’était pas la peine, on avait tous compris.
Je n’avais rien changé à mes façons de procéder. L’idée de faire autopsier un poisson rouge, je l’avoue, m’avait séduit sur le champ, mais je n’en avais jamais trouvé l’occasion. Nos vies sont ainsi faites : ce ne sont pas les intentions qui manquent, bonnes ou mauvaises, ce sont seulement les opportunités. Peut-être, dans une autre histoire, aurais-je rencontré par exemple celle d’être un héros, ou un homme riche et considéré, ou un grand compositeur de musique, ou une parfaite salope. Je n’inclinais à rien en particulier.
L’indifférence à soi vient avec l’âge, la fatigue, et la pratique courante du monologue intérieur. Celui-ci n’est plus à force qu’un bourdonnement incessant, une succession continue d’acouphènes en grande partie inintelligibles comme en provoquent des détonations trop puissantes et répétées dans un local clos. Lorsqu’on tire de la main droite, c’est l’oreille gauche qui devient sourde. Certaines symphonies de Mahler, tout comme par exemple, Prague, de Mozart, sonnent quant à elles avec l’ampleur terrifiante, la clarté angoissante, de jardins à la française hantés par la Mort. On y fait l’amer apprentissage de la douleur.
Je me faisais toutes ces petites réflexions pas très cohérentes, parce que je savais clairement, distinctement, où j’allais. C’était ça ou vomir sur le plancher de la voiture.
L’appartement se trouvait dans une petite résidence modeste et calme, construite en dur tout au début des années soixante. Pas plus de cinq ou six étages et des volets de fer. Pas d’ascenseur, mais des marches larges et douces, claires. Il y avait deux gardiens dans le hall, en bas. Ils bloquaient la minuterie à tour de rôle, de manière à ce qu’on ne reste jamais dans le noir. Un bon point pour eux. Ils me savaient teigneux, ils nous avaient salués de manière réglementaire. Un autre bon point.
Une jeune gardienne de la paix que je connaissais bien se tenait au troisième, sur le palier, devant une porte entrouverte. C’était une dure. Moins dure que Léon, mais une dure elle aussi, à sa façon. Une dure au corps taillé dans un métal qui avait l’air de l’aluminium. Léger, solide, inoxydable. Son regard aussi avait la couleur de l’aluminium. Froid, lointain, poli, il me regardait monter derrière Dobey et Muppet. Il me voyait bien des trois le moins décidé, le moins alerte, le plus chargé de lassitude et d’appréhension. Les deux autres ont filé droit devant, comme happés par la lumière jaune et la chaude puanteur qui émanaient de l’appartement. Je me suis arrêté une seconde devant la femme-flic. Il y avait quelqu’un d’assis près d’elle, à même les marches. Une femme, une civile en blouson bomber, et qui fumait des Craven A. Ma fliquette se prénommait Josette. Pour tout le monde, sauf pour moi, c’était Jo. Pour moi, le bref espace d’un été, elle avait constitué une sorte de parenthèse brutale et épuisante avant que le métier ne reprenne ses droits et l’Usine ses habitudes. L’Usine était à mes yeux une sorte de Moloch mystérieux et anonyme. Il nous avait dévorés chacun de son côté, ce qui nous rendait semblables par certains côtés, mais parfaitement incompatibles de tous les autres. Josette et moi, nous avions bien failli nous mettre ensemble, jusqu’au jour où elle avait constaté avec dépit, mais non sans justesse :