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La femme en bomber fumait toujours, cigarette sur cigarette. La seule chose qui avait changé dans la scène, c’était son poignet gauche attaché par une menotte à la rampe d’escalier. Jo avait jugé plus expédient de la stocker là où elle se trouvait, à ma disposition, en attendant des jours meilleurs. Nous aussi, nous avions fumé quelques cigarettes, en nous rappelant nos longues courses dans le bois de Vincennes, les séances de fonte au gymnase Nation, et les fois qu’on était allés tirer quelques chargeurs quai de Loire, sur des cibles qui ne nous avaient rien fait et qu’on ne pouvait pas plus manquer, elle et moi, que d’autres l’heure de la relève.

Ce genre de virtuosité ne m’était plus d’aucun recours.

Aucune virtuosité, dans quelque domaine que ce soit, ne nous est jamais d’un grand recours. Penser l’inverse reviendrait pour un premier violon à tenter de se pendre avec son propre archet.

Tout le monde avait fini par arriver et même Clint, avec une vieille veste en cuir et sa figure de travers, chiffonnée de sommeil. Il n’avait pas fait de commentaire désobligeant lorsque nous nous étions isolés dans la petite cuisine nickel de la défunte afin que je lui rende compte. Il m’avait fixé de très loin, m’avait naturellement taxé d’une Camel, il avait remarqué seulement, en regardant dehors, la petite bruine qui s’était remise à tomber :

— Tu ne t’es pas embarqué avec beaucoup de biscuits. Tu penses que l’autre gousse va s’allonger ? Je veux dire…

— Je vois qui tu veux dire. Je ne sais pas si elle va s’allonger ou non.

— Qu’est-ce qu’elle a chanté, jusqu’à maintenant ?

— Rien de plus qu’une coquille d’huître sur son tas de fumier.

Ça ne l’ensouciait pas, du moment que maintenant il était réveillé. Il n’a fait qu’acquiescer, puis se demander :

— Oui. Ça nous laisse quoi ?

— Attendre les résultats d’autopsie.

— Autopsie demandée ?

— Oui.

— J’en connais un qui va être heureux. Celui qui va se la goinfrer. Devine qui ?

— Pas la moindre idée.

— Ton copain Gu.

Je pensais bien qu’il me disait ça pour m’ensoleiller la journée, mais Gu ou un autre, je n’en avais rien à foutre. La nuit vous vide de tout espoir, mais aussi de toute forme de ressentiment, de toute espèce de rancune, aussi ténue et impalpable soit-elle, ce qui la rend en définitive plus apaisante qu’on ne le croit.

J’étais revenu à l’Usine, avec Dobey, Muppet et notre captive, à laquelle, après l’avoir fait fouiller par Jo, j’avais tout de suite notifié la mesure de garde à vue prise à son encontre pour les nécessités de l’enquête. Elle avait signé les procès-verbaux ainsi que le registre, sans un mot, sans récrimination, sans beaucoup d’intérêt non plus. Maintenant que l’autre était morte, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire qui l’avait tuée ou pas ?

Elle avait signé, puis elle était restée debout là où elle était, sans faire de geste, sans me regarder — sans regarder quoi que ce soit. Une sorte de transe tétanique. Je l’ai fait mettre à l’incubateur, en lui laissant ses cigarettes et son briquet. Elle n’aurait pas trop de toute sa vie pour payer, à supposer qu’elle eût aimé sa victime, et je ne voyais pas de motif pour qu’elle commençât tout de suite. Je n’étais juge de rien. J’ai tapé en vitesse le procès-verbal de transport sur les lieux. Dans un bureau voisin, Dobey faisait de même pour ce qui concernait les constatations. Muppet se bornait aux allées et venues nécessaires et à distribuer café et informations utiles.

Je suis sorti en retard. J’avais passé un petit moment dans le bureau de Clint, à les écouter interroger la femme que je soupçonnais de meurtre. Le jour s’était levé et sa clarté, bien qu’elle évoquât le fond d’un aquarium, me blessait les yeux. Je ne cessais pas de larmoyer. La femme n’arrêtait pas de se taire. Elle ne niait pas : elle se contentait de se taire. Je crois bien n’avoir pas entendu une seule fois le son de sa voix, ce matin-là, même pas lorsque je lui avais notifié sa G.A.V. en lui en indiquant le motif, à cause d’indices graves et concordants retenus contre elle et susceptibles de motiver son inculpation. Mise en examen, comme on disait de nos jours, depuis peu. Ça faisait une paye que les balayeurs étaient devenus techniciens de surface, alors pourquoi pas mise en examen ?

Il y avait Clint, dans le bureau, ainsi que deux de ses lieutenants et Yobe le Mou. Yobe essayait de me faire les gros yeux. Pour moi, il avait déjà cessé d’exister, pour autant qu’il eût jamais possédé une forme quelconque de réalité propre. J’étais sorti comme d’une chambre de malade, sans faire de bruit, sans grande phrase, une chambre de malade que je savais condamné d’avance. J’avais ramassé mon petit sac en Nylon, vidé une dernière fois mon cendrier, puis j’avais baissé les stores de mon bureau et j’étais sorti dans le couloir. J’avais verrouillé derrière moi. Les types du jour avaient un passe, en cas de besoin. J’avais gagné la sortie d’un pas de fatigue. Derrière la banque, il y avait deux jeunes flics en tenue, armés et astiqués comme deux jolis petits croiseurs de ligne, à l’accastillage bien fourbi. Eux aussi me connaissaient de réputation — eux aussi m’ont salué avec une déférence toute spéciale et très marquée, bien qu’entachée de plus de crainte que de sympathie.

Pour des gosses comme eux, jeunes et assez sensibles aux racontars, j’étais un de ces vieux mauvais cons nés en même temps que la police judiciaire, tout au début du siècle, à la même époque que les bandits en auto, les pistolets à culasse Browning et les brigades mobiles — en somme, une sorte de dinosaure. Je les aurais beaucoup déçus, si je leur avais rappelé que pour la plupart, les dinosauriens n’étaient rien que de paisibles herbivores — rien de plus après tout que des grosses vaches avec une cuirasse.

7

On m’attendait en bas de chez moi. Un homme de ma taille, de dix ans plus âgé que moi et tout aussi efflanqué, un gaillard au visage taillé à coups de serpe, debout dans la pluie avec un feutre sombre et un manteau. Un homme qui avait d’étranges yeux très écartés, couleur d’étain poli, ainsi qu’une stature de général de brigade. Il s’appelait Jacques Lhotes. Il avait eu des tracas sous les précédents en tant que contrôleur général. J’avais entendu dire que ses amis revenus au pouvoir l’avaient immédiatement réintégré et qu’il était maintenant préfet hors classe. Ces choses se passaient à des années-lumière de moi.

Les poings enfoncés dans les poches, il m’a regardé traverser en faisant attention. Il se trouvait à quelques mètres d’une Safrane gris perle. Hérissée d’antennes de diverses tailles et de plusieurs formats, on l’aurait crue gréée pour la pêche à l’espadon.

Je suis remonté sur le trottoir. Il a fait quelques pas, de manière à se trouver sur ma trajectoire. Il portait un superbe manteau ardoise, et son feutre ne provenait pas du coin de la rue. Je me suis arrêté. Il a sorti la main de sa poche et me l’a tendue. Je l’ai regardée, puis j’ai sorti la mienne, en remarquant :

— Pourquoi pas ? Il paraît que certains primates le font aussi.

Nous avions été amis par le passé.

Nous nous sommes serré la main.

Il m’a montré du pouce, derrière, la Safrane qui attendait avec dedans un argousin au volant et un autre dans le siège du passager, devant. Protection rapprochée. J’ai observé :