Выбрать главу

— Tu as pris du galon, ami.

Il a hoché la tête, puis il a porté les yeux sur moi. Ses traits étaient profondément marqués par une amertume que je leur avais toujours connue, mais qui agissait à présent à la manière d’un acide. Ça ne le rendait pas moins intéressant. Il m’a dévisagé et, sans doute peu enjoué lui-même de ce qu’il voyait, il a déclaré :

— On souhaite s’entretenir avec toi.

Il semblait s’adresser à un être imaginaire situé à quelques millions de kilomètres derrière moi, mais juste un peu au-dessus de mon épaule gauche. J’ai émis un rire sans relief. Mon petit sac en Nylon me pendait au bout des doigts, trempé comme une queue de loutre. Le cuir de ma veste dégouttait de pluie. J’avais une barbe de trois jours, plus sel que poivre et sans doute ma vilaine gueule de gouape famélique. J’ai sorti une cigarette d’une main. C’est lui qui me l’a allumée avec un Zippo très comparable au mien. Je l’ai supplié :

— Bon Dieu, Jacques… Pas ce genre de conneries avec moi.

— On veut te parler. Dans un autre arrondissement.

— On a un nom ?

— On a un nom. Naturellement.

— Safrane. Deux tueurs aux ordres.

J’ai laissé filer un peu de temps, puis, la cigarette à la bouche, j’ai tendu les doigts et tripoté son revers entre le pouce et l’index. J’ai apprécié, sans ironie déplacée :

— Ton manteau est splendide. Ton bada aussi, du reste.

— Tu aurais pu avoir les mêmes, ami.

— Pas preneur. Je ne connais personne, dans aucun autre arrondissement. Pour toi et les tiens, ne perds pas de vue que je suis mort depuis si longtemps que c’est comme si je n’avais jamais vécu.

— Tu es mort parce que tu l’as bien voulu.

— Exact, mon pote.

Je lui ai lâché le revers. Il s’est reculé d’un pas. Il n’avait pas peur de moi, il se rappelait seulement de quoi j’avais été capable. Il ne savait pas si je pouvais toujours. Il ne tenait pas à prendre de risques, même avec ses deux ombres derrière. D’une voix sourde et enrouée que je n’aimais guère, mais qui était parfois la mienne lorsque la rage me montait à la tête, j’ai murmuré :

— Autre chose. Rappelle-toi. Les morts ne parlent pas.

En changeant de pied d’appui, il a remarqué :

— Tu es idiot. On veut te parler. Ça n’engage à rien.

— Me parler de quoi ?

— De qui. D’un homme mort dans une chambre d’hôtel.

— Rien à déclarer.

— D’informations manquantes.

— Rien à foutre.

— D’une femme vivante. Dans une autre chambre d’hôtel.

Il m’a tendu des photos. Celui qui les avait prises savait son métier. Il travaillait avec un télé d’environ 200 millimètres et son appareil comportait un dos dateur. Je ne l’avais repéré à aucun moment. Sur les premiers clichés, on nous voyait sortir du Florida, puis monter dans la Mercedes. Ensuite, on nous voyait en train d’arriver au motel, puis y prendre nos quartiers provisoires. On nous avait pris aussi en train d’en repartir. Sur le dernier instantané, le plus réussi à mon goût, on voyait un homme de profil pencher un front soucieux sur le visage d’une jeune femme dont on remarquait surtout l’opulente chevelure et les poings crispés. À peine distants seulement d’une paume, avides et désemparés, ils se tenaient en plein milieu de la rue. Debout sous la pluie sans se toucher, ils semblaient pourtant ne faire qu’un. Semblaient.

Les lumières de la ville et la poussière d’eau paraient leurs traits d’une beauté sombre, d’une étrange et indicible mélancolie.

Celui qui parlait dans le poste était un homme qui paraissait n’importe quel âge entre vingt-cinq ans et les trois quarts d’un millénaire. Il portait un complet gris, une chemise jaune paille et une cravate sombre. Grand, mince, élégant, son visage anguleux ne laissait rien transparaître de ses sentiments — pour peu qu’il en eût. Ses yeux opaques ne se posaient sur rien de particulier. Ils erraient dans toute la pièce avec une précision somnambulique. Ils faisaient penser au vol saccadé et entêtant d’une bande de chauves-souris sous cocaïne.

Il disait :

— Nous savons que le sénateur Mallet a passé toute la journée dans son bureau. Nous pensons qu’il avait pris sa décision depuis le matin. Nous avons également établi qu’il a travaillé plusieurs heures sur son ordinateur. Nous savons aussi qu’il en a vidé la mémoire avant de partir. Nous n’ignorons pas que ses responsabilités au sein de plusieurs enquêtes parlementaires l’avaient mis à même de collationner des… informations… sensibles.

Rien que des faits. Ses gestes étaient rares, sûrs et réfléchis. Peu à peu, j’en étais venu à la conclusion qu’il ne devait pas être mauvais non plus en combat rapproché. Il ne s’était pas présenté. Lorsque j’étais entré, il m’avait seulement examiné de pied en cap, sans un mot, puis il m’avait indiqué un fauteuil du geste, tout en déclarant pour mémoire à Jacques : — Je vous remercie, Monsieur le préfet, d’avoir fait diligence.

Jacques avait enlevé son manteau et son chapeau et il avait vaguement haussé les épaules avant d’aller se servir un café sur la table de desserte. Cafetière, pot à lait et couverts étaient en argent massif, tasses et soucoupes en porcelaine. Il y avait aussi des croissants et des pains au chocolat dans des corbeilles, des pichets de jus de pamplemousse et d’orange. L’orateur m’avait suggéré :

— Si vous voulez prendre quoi que ce soit, servez-vous.

Je m’étais borné à choisir un fauteuil et à m’y installer, mon petit sac à dos entre les chevilles. Tout en allumant une Camel, j’avais fait signe de commencer.

L’homme avait remarqué :

— Nous préférerions que vous vous absteniez de fumer.

— Mes burnes. La fumée de cigarette n’a jamais brouillé les instruments de contre-mesure électronique. Si c’est à vos poumons que vous pensez, ils ne présentent aucun intérêt à mes yeux. Ouvrez le ban, ou dites à vos nains de me rendre ma liberté.

L’homme qui se trouvait à droite de l’orateur n’avait pu s’empêcher de sourire. Lui au moins, je le connaissais bien. C’était un vieux cheval de retour. Il s’appelait Gérard Rouvières. Il avait été plusieurs fois Vénérable d’une loge maçonnique où j’avais longtemps occupé le poste d’expert. Râblé, affable, aisément moralisateur, tout de même bon camarade, il ne péchait ni par la fermeté de ses convictions ni par l’intransigeance de sa ligne de conduite. Je l’avais perdu de vue au moment où il prenait les rênes d’un petit parti qui se tenait alors dans une opposition attentiste, parfaitement de façade. Il venait d’être réélu député. Il avait bien essayé de m’entraîner dans sa roue. Je me souviens de ce qu’il m’avait affirmé sans rire, un soir d’agapes où nous étions tous à presque deux grammes d’alcoolémie :

— Nous sommes la réserve de la République. Il faudra des hommes comme nous et un parti comme le nôtre pour travailler au Grand Œuvre de la réconciliation nationale, que la fin de ce millénaire et le début du nouveau rendent plus nécessaire que jamais.

Grand Œuvre. Conneries. Je lui avais tourné le dos, à lui comme à d’autres. Bien amèrement, les choses m’avaient donné raison, puisque partout on ne voyait plus que règlements de comptes, coups bas et combines foireuses, plus rien que des haines inexpiables, des guerres sans nom entre des bandits, tous plus aveugles, plus cruels et impitoyables, plus interchangeables les uns que les autres. Pourtant, il lui restait bien quand même un vieux fonds d’humanisme, à mon ancien macaque, pour se marrer des foutaises de l’autre.

L’orateur affirmait :