Je me suis assis sur la malle arrière, les talons de bottes dans les pare-chocs, mon petit sac à côté de moi. J’ai fumé deux ou trois cigarettes. J’ai contemplé la photo. Jacques ne me l’avait pas redemandée. Seulement la pluie, la nuit et deux silhouettes que rien n’aurait dû rapprocher. J’ai réfléchi qu’il n’aurait aucun mal à s’en procurer d’autres tirages. J’ai pensé aussi qu’elle constituait un élément de preuve accablant, bien qu’elle ne présentât rien de scandaleux ni de compromettant. Le même sentiment d’amertume que lorsque je l’avais vue pour la première fois m’a envahi. Je l’ai rangée dans ma poche de chemise.
Peu de temps après, Alex est apparue à l’autre bout d’une allée. Elle trottinait, le visage souffrant. En me voyant, elle a eu un sourire crispé. Je suis resté comme j’étais. Elle m’a rejoint en petites foulées. Elle portait un survêtement en Nylon parme, qui semblait fait de toile à parachute, et s’était attaché les cheveux. Ses chaussures étaient crottées et elle avait de la boue jusqu’aux genoux. Elle a arrêté le chronomètre qu’elle serrait dans le poing gauche, a grimacé puis m’a regardé, les mains aux hanches, en reprenant son souffle. Ça se voyait, qu’elle venait de se faire mal. Les narines pincées, les yeux creux, elle avait cette expression hagarde que provoque l’épuisement physique, aussi bien qu’une grande douleur cachée. Elle a observé d’une voix rauque :
— J’ai plus de jus. (Elle a reproché aussitôt :) Tu aurais pu m’attendre dans la voiture. Tu as la clé.
Je suis descendu de mon perchoir. Je me suis approché et j’ai posé les mains sur ses épaules. Je n’ai rien trouvé à dire. Elle a remis le chronomètre dans sa poche. J’ai enlevé du bout des doigts les quelques mèches qu’elle avait sur le front, collées par la sueur et la pluie. Puis j’ai descendu sa fermeture Éclair de blouson et j’ai mis mes paumes contre ses flancs. Son sweat était trempé et ses côtes se soulevaient encore avec précipitation. Elle a frémi, ses yeux ardoise pleins d’inquiétude. Elle a reconnu :
— J’ai peur de ce qui est en train de m’arriver.
— Qu’est-ce qui est en train de t’arriver ? Plus rien de grave ne peut se produire depuis l’invention de l’aspirine.
Elle s’est enlevée de mes mains, s’est éloignée de quelques pas. C’était pour faire des étirements. Elle n’oubliait pas la mécanique. Elle m’a quand même adressé un petit sourire d’excuse par-dessus l’épaule. Elle a ajouté ensuite, avec gêne :
— J’ai vraiment très peur.
J’ai attendu qu’elle finisse, qu’elle revienne se planter devant moi. J’ai alors sorti la photo de ma poche de chemise et je l’ai passée devant ses yeux, lentement, comme je le faisais à un suspect. Elle l’a saisie et a murmuré d’une voix blanche, désemparée :
— Bon Dieu, j’ai vraiment l’air d’une pute là-dessus.
— Le jour et l’heure.
— Qui te l’a donnée ?
— Celui qui l’a faite.
Elle me l’a rendue. Elle me regardait droit dans les yeux, sans ciller. Elle respirait encore d’une manière un peu pénible et saccadée, la bouche entrouverte. C’était évident qu’elle souffrait. Je l’ai prise par la taille. Elle s’est appuyée contre moi. Je lui ai expliqué, en tâchant d’adopter le ton le plus neutre, le moins angoissant possible :
— Tu es suivie. Nuit et jour, depuis plusieurs semaines. On écoute ton téléphone. Tous tes contacts sont notés. Tes allées et venues. Il se peut qu’on ouvre ton courrier.
Sans me regarder, elle a demandé :
— Est-ce que ça change quelque chose entre nous deux ?
— Ça ne change rien du tout.
— Est-ce que c’est dangereux pour toi ?
— Non.
— Tu ne sais pas bien mentir.
Je lui ai défait les cheveux. Elle a secoué la tête, comme on s’ébroue. Drue, d’un noir de jais, son épaisse crinière lui allait jusqu’au dessous des omoplates. Un peu de temps s’est écoulé, puis elle a gémi entre ses dents :
— Tu sais ce qu’ils veulent ?
— On ne me l’a pas dit.
— Je ne voudrais plus rien de sale, tu comprends ?
— Je crois que oui.
— Tu ne me demandes pas si j’ai quelque chose à me reprocher ?
— Non.
— Tu as du temps ?
J’ai consulté mon Oméga. Il était déjà près de midi.
— Un peu moins de trente heures.
Elle m’a entouré la taille de ses bras, et, dans un sanglot sec, m’a demandé :
— Tu veux bien les passer avec moi ?
Il y avait un étang, qui ne devait pas faire moins de sept ou huit hectares. L’automne aux doigts tachés d’or et de rouille s’était encore un peu attardé autour. Il avait laissé quelques feuilles aux arbres, encore un peu de couleur comme on n’en attend guère au front des mourants, un peu de tiédeur aussi, une sorte d’alanguissement que le reste de la journée n’avait nullement laissé présager. Il y avait un ponton de teck, au bout duquel un petit day-cruiser bâché se tenait à l’amarre. La véranda s’achevait à l’orée du ponton.
Le soir tombait. Beaucoup d’or et de pourpre au couchant aussi.
Au milieu de la véranda se trouvait un piano, un Steinway quart de queue blanc. Il sonnait lui aussi de façon détachée, mélancolique. Alex se tenait lovée dans un fauteuil de cuir, d’où elle avait vue aussi bien dehors sur le soir qui tombait que dedans où le feu craquait et sifflait avec un bel entrain dans la grande cheminée de pierre, au fond du vaste salon plongé dans la pénombre. Nous étions en train de nous fabriquer une belle cuite chacun, elle au Gin & Tonie, moi au Four Roses.
Assis au piano, je ne m’appliquais même pas. Une cigarette entre les premières phalanges du majeur et de l’index, je laissais mes doigts se promener sur les touches. Ils se rappelaient tout seuls, sans beaucoup de recherche, des harmoniques sourdes, des accords sans prétention, des notes de tous les jours. L’alcool y était pour beaucoup, la fatigue pour le reste. Je ne jouais pas dans le but de la frimer. Seul, j’aurais joué de la même façon, sur le même tempo ralenti, avec aussi peu d’emphase et d’intention de plaire. C’était réellement un grand piano. J’ai essayé plusieurs standards pour finir par le vieux Blues In The Night d’Arien et Mercer. Il avait été longtemps mon indicatif, quand je faisais la pompe dans les boîtes du Quartier latin.
Les faits remontaient à une époque si lointaine à présent qu’ils semblaient ne plus appartenir à aucune partie connue de mon histoire. Pourtant, les notes, elles, revenaient avec une précision quasi somnambulique, à tel point que j’ai subitement cessé de jouer. J’ai regardé mes doigts et le piano, puis mes doigts de nouveau. Quelque part dans notre cerveau se niche une fraction de mémoire bien embarrassante. Elle garde emmagasinées la plupart de nos hontes, bien des souffrances et la trace de chacune de nos lâchetés. Elle est le minutieux comptable de nos renoncements, le témoin à charge de notre déchéance.
Alex s’est levée. Elle s’est approchée, drapée dans un court peignoir éponge parme. Elle portait des mules à talons très hauts. Elle éprouvait de manière pathétique le besoin de se montrer désirable. Peu de femmes en voient la nécessité, dès lors qu’il est acquis que leur pouvoir est à peu près établi. Elle a posé son verre, m’a pris la main.