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— Je voudrais sortir cinq minutes. Fumer une cigarette.

Comme je n’avais pas bougé d’un millimètre, elle a ajouté :

— J’ai froid. Je vous promets que je n’essaierai pas de m’enfuir.

Il y avait des gardes-détenus pour s’occuper d’elle, en principe. Froid ou pas froid, de surcroît, en passant la porte du Groupe crime, elle était devenue la viande de Clint, plus la mienne — en principe. Cependant, j’avais été à l’origine de sa capture, ce qui fait que je ne me sentais pas tout à fait neutre en l’espèce. J’ai ouvert la serrure, tiré les verrous, je lui ai fait signe d’avancer les bras écartés du corps. Je n’étais pas armé, elle non plus. Elle a obtempéré. J’ai pris les menottes à ma ceinture. Au passage, je lui ai saisi un coude et je lui ai passé les pinces, une à chaque poignet, dans le dos, sans essayer de faire mal. Elle ne pesait pas bien lourd et sentait le désinfectant créosoté qui imprégnait l’incubateur. Elle m’a laissé faire.

Elle n’avait été ni battue, ni maltraitée. Je lui ai allumé une cigarette et je la lui ai mise aux lèvres. Comme nous ne pouvions pas rester dans le couloir d’isolement, je l’ai conduite jusqu’à mon bureau. Drôle de nuit. Je l’ai détachée, je l’ai laissée fumer deux ou trois cigarettes, je lui ai fait boire du café, mais nous n’avons pas dit un mot, pas échangé une seule parole ni plus de trois ou quatre regards. La cassette de Lady Day tournait en boucle. On ne l’entendait presque pas. Puis j’ai reconduit la femme en geôle, sans lui remettre les pinces. Au moment de rentrer dans sa cellule, elle s’est retournée un court instant et m’a seulement déclaré :

— Je ne vous en veux pas. Il faut que vous le sachiez. Je ne vous en veux pas du tout. C’était devenu trop lourd à gérer pour moi. J’étais infirmière, vous comprenez ?

Je comprenais. Trop bien. Charenton Express. Je comprenais tout ce qu’on voulait. C’est-à-dire à peu près rien du tout. Lorsque tu as allumé Jackson, la première fois, pourquoi tu ne l‘as pas fini ? Comme si c’était facile — de finir.

10

La même nuit. Plymouth Rock.

J’avais mis un vieux disque de Count Basie. Personnel inconnu, inconnu tout au moins pour moi. Oh ! ça ne faisait pas beaucoup de bruit non plus. C’était un concert live et le Count annonçait chaque titre d’une voix lointaine, grave et assourdie. Grand pianiste, Basie… Solide, inventif. Une rythmique vigoureuse et précise. Guitare électrique, basse et batterie supercarrées. L’ensemble tournait comme un gros V8 sur un filet de gaz. Par là-dessus, la section de trompettes était nette, sans grandes ambitions, mais propre sur elle et assez éclatante. L’un des deux saxos ténors avait un phrasé simpliste, un timbre primitif et franc à la Red Prysock, mais ça n’était pas en soi une raison suffisante pour le haïr. Au pif, le saxe, j’aurais dit Billy Mitchell.

Je me serais sans doute trompé.

Je me suis étiré. J’ai pensé que j’étais stocké à la nuit comme un type dans sa cellule de pénitencier, sauf que moi j’avais la clef dans ma poche de veste. J’avais toutes les clefs : la clef de mon bouclard, celle du coffre, celle de l’entrée des artistes qui donnait dans le parking souterrain et permettait de quitter la Douze sans attirer l’attention, par un cheminement discret et à couvert que nous étions peu à connaître et à pratiquer. En se débrouillant bien, d’un niveau à l’autre, on pouvait ressortir à pied à deux blocs de là, à proximité immédiate d’une bouche de métro.

À toutes mes clefs s’ajoutait le trousseau Key West. Rien ne m’empêchait de m’enfuir tout de suite. C’est même pas sûr qu’on m’aurait réellement cherché. Je m’attribuais peut-être bien plus d’importance que je n’en présentais réellement. C’est toujours comme ça, quand on plonge.

À une heure, j’ai eu besoin de bouger. La nuit, dehors, m’attirait comme une grosse masse magnétique sombre, glaciale et menaçante. Il ne pleuvait plus. Il faisait froid. Très froid brusquement, ou c’était l’effet des amphètes. Je suis passé chez Muppet prendre les clefs d’une des voitures mises à la disposition de la Nuit. Il y avait une poubelle de commissariat, celle que mon O.P.J.-cadavre avait amenée avec lui, une Clito cinq portes, sans gyro, sans deux-tons ni radio de bord. Il y avait le petit sous-marin de la Douze, une Express équipée pour les planques et que tous les voyous du district et des circonscriptions limitrophes connaissaient sur le bout du doigt. Plus conscients et organisés qu’on ne le pensait, les voyous. Presque plus d’essence dedans, m’a prévenu Muppet. Il y avait aussi une des voitures du Groupe criminel, une 309 gris perle entièrement équipée. Muppet a ricané :

— Le choix entre Byzance et Capoue.

— Entre la peste et le choléra.

— Clint a laissé sa caisse. Il s’est fait ramener par Gu.

— Va pour Clint. Je reste en veille radio. J’en ai pour une heure.

J’en aurais eu pour un siècle que la réponse eût été pareille. Muppet s’était contenté d’un bref hochement de tête, puis il s’était remis à gratter sur la main courante. Lui aussi m’en voulait, et je ne pouvais pas lui donner tort. Il comprenait très bien qu’un petit monde était en train de mourir et que j’allais le laisser sur le carreau. Je suis sorti.

Une heure dix. J’ai roulé sans but, comme on chasse dans le brouillard au petit matin. Bien réglée, la voiture de Clint eût fait une splendide voiture de poursuite — sauf que je n’avais plus personne à suivre. Les rues étaient à peu près vides. J’ai croisé des calèches de police-secours qui chassaient elles aussi dans le vague. Rien à se mettre sous la dent. Dans l’habitacle, la radio grésillait, signe que j’étais encore relié à quelque chose et à quelqu’un.

J’ai fait les alentours de la gare de Lyon, puis j’ai ratissé plus large, sans toutefois passer la Seine ni déborder au-delà de Bastille. J’étais très soucieux du respect des compétences territoriales, des miennes comme de celles des autres. J’ai un peu fait les chandelles du cours de Vincennes. Elles me connaissaient presque toutes et ne me redoutaient pas. Je ne me faisais jamais tailler une lance en douce, je ne leur prenais pas de blé, je ne rançonnais pas les dealers qui les ravitaillaient. Comme prince de la Street, je me trouvais assez seigneur. Même du temps de ma grandeur, pas une seule d’entre elles ne m’avait servi de cousine. Je ne leur demandais rien, et parfois quand elles me donnaient quelque chose, c’était toujours dans leur propre intérêt. Je voyais ce que je pouvais faire.

Je faisais toujours ce que je pouvais.

En poussant l’avantage, j’aurais pourtant pu me faire un joli pécule, dans le temps. Je n’en avais pas vu la nécessité. Pour la plupart, même dans la pénombre, elles étaient parfaitement incomestibles. Elles étaient prises en ciseaux entre les clients, leurs julots, la dope et les flics. Rien que des épaves, au fond, tristes à pleurer, et dont on n’avait pas à être fiers. À la vue de la voiture qui roulait lentement en veilleuses, plusieurs se sont aventurées dans la lumière de la rue. Plusieurs fois, je me suis arrêté, je suis descendu en restant à portée de ma radio. À chaque fois, on s’est parlé. À chaque fois, je les ai senties déçues. Ça donnait :