Toujours sans toucher à quoi que ce soit, j’ai examiné le reste. Les étagères comptaient deux ou trois mille bouquins. Excepté la bible, un peu le Voyage et Chamfort, je ne lisais plus rien. Il y avait également du courrier entre mes livres, des photos, ma vieille chaîne stéréo et des disques — aussi bien des vinyles que des compacts. Rien que des choses sans valeur. Tout avait été fouillé de manière précise et minutieuse.
— Y a un gugusse pour toi, en bas, m’a prévenu la petite fille des délégations judiciaires.
Elle était dans le hall d’entrée, juste après le sas. Elle se tenait à l’accueil, assise de travers derrière le bureau de l’hôtesse. Elle avait étendu les jambes sur un fauteuil. Elle fumait tout en sirotant un gobelet de café. Subitement, elle m’a paru très lasse et étrangement démunie. J’ai remué les épaules. Elle m’a adressé une toute petite grimace sceptique, étriquée. Il ne faisait pas très clair. Ma montre indiquait trois heures vingt. Je me suis passé la main sur la figure.
— Quel genre de gugusse ?
— Je le vois bien grossiste.
— Grossiste en quoi ?
Elle a peu réfléchi. Elle m’a souri vaguement.
— En viande. En produits laitiers. Grossiste en vins. Quelque chose qui a trait au négoce. Concessionnaire Opel.
— Pourquoi Opel ?
— J’ai eu deux Corsa. J’ai jamais été emmerdée avec.
Elle était gentille, Sue-Helen. Son môme aussi. Je ne la voyais pas rouler en Corsa. Aux délégations judiciaires, elle s’occupait de piratage informatique. C’était peut-être ça qui lui avait abîmé les yeux. Je ne voyais pas non plus de commerçant dans mes relations. J’ai hésité une fraction de seconde, puis je me suis dit que ça pourrait me divertir un petit moment.
— Où il est, gugusse ?
— Muppet l’a stocké dans ton bouclard. C’est vrai que tu as quelqu’un, en ce moment ?
— C’est peut-être vrai.
Elle a levé les yeux, elle a souri au plafond, puis m’a souri à moi.
— Alors, je te souhaite rien que des bonnes choses.
— Merci à toi, Sue-Helen.
— J’ai arrêté de picoler, tu sais ?
— Merveilleux.
Elle a fini son gobelet de café et lui a adressé un regard de haine. C’était le café du distributeur. Tout le monde le haïssait, et en particulier les agents d’entretien qui l’accusaient de trouer le lino autour de la machine. Elle a réfléchi avant de jeter son gobelet vide à la poubelle. Elle a observé :
— Merveilleux, je sais pas. (Elle m’a expliqué :) L’an dernier, je m’étais collée avec un mâle. Un homme dans tes âges. Retraité de l’armée. Le genre de type qui présente bien. Solide. Costaud. Lieutenant-colonel. Une bonne pension et pas d’autre bouche à nourrir. Au bout de deux mois, Musclor s’est déboutonné. Il s’est mis à passer son temps à tutoyer les éléphants dans mon salon et à me foutre sur la gueule. Regarde.
Elle m’a montré les dents. C’était de jolies petites choses menues, très blanches et parfaitement ajustées les unes aux autres. Pour ma part, je ne trouvais rien à y redire. Elle a soupiré avec lassitude :
— C’est une connerie qui m’a coûté cinq plaques. J’ai viré Rambo, je me suis fait refaire les crochets et j’ai arrêté de picoler.
Je lui ai souhaité sincèrement :
— Rien que des bonnes choses à toi aussi.
Elle a eu de nouveau sa petite mimique lasse et désabusée. Je l’ai laissée à remâcher des souvenirs et peut-être même des espoirs. Moi aussi, dans ma vie, je m’étais souvent arrêté de boire. J’avais même passé quatre ans sans toucher à une cigarette. Moi aussi, je m’étais raconté des tas d’histoires. Ça ne m’avait pas empêché de replonger un jour ou l’autre. Avant de regagner mon bureau, je suis allé aux toilettes. J’ai retiré ma veste et remonté mes manches de chemise. Tout en évitant mon regard, je me suis lavé la figure et les mains au robinet.
Abruti d’insomnie et de fatigue, j’ai fait passer deux gélules avec une gorgée d’eau froide. Dans les trente secondes qui ont suivi, mon cœur s’est mis à cogner à la façon d’un moteur en surrégime. Ma vision latérale s’est réduite et le froid m’a pénétré jusqu’à la moelle des os. Je me suis agrippé des deux mains au rebord du lavabo. C’était ça ou m’écraser au sol. J’avais encore une nuit et demie à faire. Ensuite, j’aurais quatre jours avant le prochain tour d’opérations. Il suffisait de tenir. Pour cela, je trouvais mon courage là où je pouvais. Toxico, qu’est-ce que ça voulait dire, toxico ?
J’ai mis un bon moment à m’apercevoir que l’étrange face blême, décharnée, qui grimaçait dans la glace, en face de moi, c’était la mienne. J’ai alors cessé de me ricaner à la figure. J’ai aussi arrêté de remuer la tête comme un idiot. J’ai ramassé ma veste en cuir sur le radiateur et je l’ai renfilée. Le temps d’aller jusqu’à mon bureau, je me suis forcé à allumer une cigarette. J’étais toujours frigorifié, mais au moins mes doigts ne tremblaient plus.
Je fumais. Je le fixais dans les yeux et je ne réprimais qu’à grand-peine une formidable envie de rire. J’avais aussi envie de lui écraser la figure à coups de poing. Il se tenait dans le fauteuil en face de moi, assis le dos très droit, les genoux écartés. Il portait un complet gris chiffonné et sa cravate était de travers. Ses mains ne cessaient de s’agiter, ses pieds aussi. Gérard Rouvières. J’ai réfléchi et murmuré :
— De tous les enculés que j’ai connus, tu es bien le dernier que je m’attendais à voir ici. Où est le lézard, mon gros ?
— Pas de lézard.
— Qui t’envoie ?
— Personne ne m’envoie.
— Tu t’es mis à ton compte ?
— Plus ou moins.
Il a souri avec gêne. Je ne le voyais pas à son compte, et il le savait bien. Il voulait faire ami-ami. Avec moi, je n’en voyais pas la nécessité. Si peu que ce fut, il était devenu quelqu’un et moi j’avais cessé d’être qui que ce soit. Il a sorti un paquet de Gitanes et en a allumé une — des Gitanes comme lorsque nous servions dans la même unité aéroportée. Il avait eu un beau visage à la mâchoire carrée, aux traits fermes et décidés, et un certain mépris de la vie et des choses. Nous avions été amis. Puis, au fur et à mesure que son visage s’épaississait, que son corps s’alourdissait, il s’était fait fuyant, incertain, de moins en moins fiable. Il avait dû cesser progressivement de croire en lui. Je ne lui en voulais pas. Il m’a dit :
— Je sais ce que tu penses.
— Je ne pense rien, ami.
— Tu penses qu’il ne faut jamais dîner avec le diable, même avec une longue cuillère.