— Ça ne va pas se refermer tout seul. Vaudrait mieux que tu ailles te faire recoudre à l’Hôtel-Dieu. Je vais te faire amener par quelqu’un. C’était une façon souple et très convenable de m’inviter à quitter les lieux avant l’arrivée des autorités. Je savais que Cari s’en tirerait mieux en mon absence. J’ai pris ma veste entre ses doigts. Je suis descendu sans l’enfiler. Son ombre m’a conduit jusqu’à une voiture. Dans la cour du 140, il y avait des cordons de police. Toute une foule bigarrée était tenue à distance. Il n’y avait ni injures, ni cris de haine. Seulement des jeunes visages graves et fermés, silencieux, des poings serrés et de la peine. C’était mortellement triste sous la pluie.
J’aurais presque préféré des volées de cailloux.
On m’a retiré des échardes de la figure et on m’a recousu. J’ai été badigeonné de teinture d’iode, on m’a mis des pansements et on m’a dorloté. La jeune toubib des urgences qui s’est occupée de moi semblait éprouver un vrai faible pour les flics durs à cuire qui encaissent sans broncher. L’aiguille dont elle se servait semblait conçue pour ravauder de la toile à matelas, mais elle travaillait vite et bien, et sans se taire plus de dix secondes d’affilée. Son type à elle, c’était James Caan. Elle adorait James Caan. Je me suis dit que je ressemblais à James Caan comme un choucas a l’air d’une communiante. Elle aimait Bruce Willis aussi. Après avoir fini, elle m’a pris la tension, m’a fait une antitétanique et m’a regardé le blanc d’œil. Elle m’a demandé :
— Ça vous est arrivé comment ?
— J’ai ramassé une porte.
— Vous ne donnez pas l’impression de manger à votre faim. Vous picolez ?
— Jamais au point de tomber raide.
— Brigade criminelle ?
— Non. D.P.J. nuit.
Elle m’a observé tout en remballant ses instruments. Je me tenais assis sur la table d’examen. J’étais torse nu. Je balançais les pieds. Je pensais à autre chose. Elle a remarqué :
— Bonne masse musculaire. Vous vous entretenez bien. Faites quand même attention à la nuit. L’homme est un mammifère diurne. Ses fonctions biologiques sont basées sur des rythmes circadiens. Combien de temps que ça dure ?
— Dix ans ferme.
— Vous allez mettre du temps à vous en sortir.
La remarque était sans objet. Je me suis levé. Je ne sentais plus mes genoux et la tête me tournait. Jamais je n’avais pu supporter les odeurs d’hôpital. Je me suis passé les doigts sur la figure. Ils tremblaient doucement, mais de manière presque continue à présent, comme si un courant de faible voltage les traversait en permanence. Le fait n’a pas échappé à la jeune femme. Elle m’a considéré froidement.
— Vous fonctionnez à quoi ?
— Amphétamines.
— Rien d’original dans votre corps de métier. Depuis ?
— Depuis l’époque où vous portiez des panties.
Elle a réfléchi :
— C’était ma première année de terminale. J’en portais parce que j’avais un petit ami qui adorait ça. Nous aurions pu nous marier ensemble s’il avait trouvé une seule fois le moyen de me les retirer. N’en abusez pas. Elles ont tué plus de gens qu’on ne pense.
— Fausto Coppi, pour commencer.
— Je ne connais pas Fausto Coppi. C’était quoi ? Un chanteur de charme ?
— Oui. Dans l’histoire de la musique, il se place juste entre les ruines de Sparte et Frankie Sinatra.
Elle a fait mine de renifler de façon hautaine. Je me suis rhabillé, j’ai renfoncé mes pans de chemise dans le ceinturon. Je me suis rajusté tant bien que mal. Elle m’a lancé un flacon de pilules en maugréant :
— Vous risquez d’avoir mal pendant deux ou trois jours. Ça endort plus ou moins. (Elle a sorti son stylo.) Vous voulez que je vous fasse un arrêt de travail ?
— Je n’en vois pas la nécessité.
— Moi, si.
Je lui ai souri — pour autant que je le pouvais. Je lui ai demandé :
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous en avez votre claque de rafistoler des bonnes femmes qui se font tisaner par leur mari ? Des gosses démantibulés, des estropiés et des baltringues ? Des pauvres types qui ont eu la malchance de se faire serrer dans le mauvais commissariat ? Changez de bac à sable, ou changez de mental.
— C’était vraiment une porte ?
— C’était une vraie balle à ailettes et une vraie porte, oui.
— C’est bien ce que je pensais. Vous avez la figure criblée de résidus de poudre. Vous mentez mal.
— Quelqu’un d’autre me l’a déjà dit.
Elle m’a souri :
— Je m’en doute. Vous avez de la chance que vos yeux n’aient rien pris. (Elle a croisé les bras sur l’estomac. Son sourire s’est enfui.) Des fois, je pense qu’il y a des gens dehors… Ils mangent, ils boivent… Ils travaillent, ils font des enfants. Ils regardent la télévision et partent en vacances. Je veux dire…
— Je vois ce que vous voulez dire. Moi aussi, il m’est arrivé de les envier, mais ça n’avance à rien. Ils ne voudraient pas plus de nos vies que nous ne voudrions des leurs.
Elle a hésité :
— Le type qui vous a tiré dessus… Où il est, maintenant ?
— En route pour la morgue.
— C’est vous qui l’avez tué ?
J’ai quitté l’Hôtel-Dieu. L’homme de Cari m’attendait toujours. Il m’a ramené à la Douze. L’Usine bourdonnait comme un atelier de blanchissage. On s’affairait, on se croisait, on s’appelait. On entendait crépiter des machines à écrire, il y avait des appels radio et des sonneries de téléphone. Longtemps que je n’avais plus traîné au jour. J’en étais comme étourdi. Avant de me présenter au rapport, je suis descendu me changer. Je gardais toujours deux chemises et un jean de réserve dans mon armoire fermée à clé.
Sur mon sous-main, j’ai trouvé un petit mot. C’était pour me dire que quelqu’un m’avait appelé peu avant la relève. On avait laissé un numéro de téléphone. Tout en défripant ma chemise du plat de la main, j’ai fait le numéro. Il n’y a pas eu plus de deux sonneries et j’ai entendu la voix d’Alex qui me parvenait comme à travers un banc de brume. Elle était inquiète. Elle m’a demandé :
— Où tu es ?
— Devine.
— Encore là-bas ? Mon Dieu, non. Tu en as encore pour combien de temps ?
— Aucune idée.
— Tu as une drôle de voix.
— C’est mieux que pas de voix du tout.
— Je suis dans la voiture.
— Je le sais.
— Ne me dis rien. Je te prends à l’annexe.
Elle a raccroché. J’ai changé de vêtements, je me suis assis dans mon fauteuil et j’ai fumé une cigarette entière. Je savais ce qui m’attendait en haut.
Cohen bouillait de rage. Ça se voyait à sa manière de mâcher son cigarillo du coin de la bouche. C’était un homme trapu, costaud, avec un large et beau visage civilisé, intelligent, comme en avaient les riches Romains à l’époque de leur décadence. Sous les yeux, il avait des poches grisâtres qui me faisaient penser à Duke Ellington. Ses cheveux frisés, très gris, lui faisaient comme une couronne de paille de fer fraîche autour du crâne. Il s’habillait mal, sans recherche, et ses gestes étaient courts et brusques. Il remuait bras et jambes comme un homme contraint de passer toute sa vie dans des vêtements trop petits pour lui. Quand je suis rentré dans le bureau, il m’a lancé un regard chargé de haine.
Cari était déjà là. Yobe le Mou aussi, dans un fauteuil, ainsi que deux types de l’I.G.S. qui se tenaient debout comme Cari. Celui-ci s’est tourné vers moi et m’a demandé :