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— Comment tu vas ?

C’était gentil. J’allais. Yobe m’a adressé un sourire de menace. Les deux hommes de Bœuf-Carottes se sont cantonnés dans la plus stricte neutralité. Dehors, il s’était remis à pleuvoir, et derrière Cohen les vitres ruisselaient comme celles d’une baie de lavage automatique. Il a remué les doigts et m’a montré quelque chose à bras tendus. C’était une note de service. Il a grondé :

— C’est quoi, ça ?

— Une note de service.

— Qu’est-ce que vous voyez, dans l’angle supérieur gauche ?

— Des signatures.

— Ouais. Des signatures. Pour émargement.

Yobe a ricané. Il s’est fait fusiller du regard. Cari regardait Cohen, puis moi, puis de nouveau Cohen. Il semblait seul, désemparé, perdu pour toujours dans un continent inconnu. Les deux I.G.S. jouaient aux falaises de marbre et y parvenaient assez bien. Cohen a repris son souffle. Il a sifflé entre ses dents :

— Vous avez signé, comme tout le monde. Vous savez ce que dit cette note ? Elle dit qu’ on ne doit pas taper au 140, sous aucun prétexte, sans en avoir avisé au préalable notre état-major et celui de la sécurité publique. On n’y pénètre pas sans l’assistance de la tenue. Sous aucun prétexte. Vous avez signé ?

— J’ai signé.

— Ça vous a pas empêché d’y aller quand même.

— On m’a demandé une assistance judiciaire. Je l’ai fournie.

— Vous jouez sur les mots, m’a dit Cohen. Vous jouez sur les mots. Je commence à en avoir plus que plein le cul, de vos grands airs. Vous vous prenez pour qui ? Pour Dieu ? Vous aviez signé ou pas ?

— J’avais signé.

— Vous voulez quoi ? Une guerre civile ? Bordel de merde, j’en ai marre de vous. J’en ai marre et plus que marre. (Son ton a enflé. Il a manqué la corbeille à papier avec son cigarillo. Il a jeté la note de service. Il s’est levé. Il m’a crié :) Où c’est que vous vous croyez encore, dans le djebel ? Vous auriez mieux fait d’y rester. Vous êtes un connard. Ça faisait un moment ! Ça faisait un bon moment, que je vous attendais…

Il a contourné son bureau et est venu se planter devant moi. Il m’a agité son index sous le nez. Il a hurlé, hors de lui :

— Vous êtes pas un flic ! Vous faites la honte de la Division ! Vous vous comportez comme un fils de pute. Vous vous prenez pour quoi ? Je vais vous le dire, moi : vous vous comportez comme un putain d’avocat ! Pire que ça. Comme un juge d’instruction !

Je ne voyais pas bien le rapport. Lui non plus, peut-être, mais c’est qu’il avait trop ressassé ses griefs. Il dansait d’un pied sur l’autre, à la manière d’un sparring-partner. Mauvais jeu de jambes et pas beaucoup d’allonge. J’aurais pu le sécher sur place. Il criait.

— Pire qu’un juge d’instruction ! Pire qu’un juge d’instruction !

Nous avons échangé un coup d’œil, Cari et moi. Il a bougé les épaules avec amertume, tout en donnant l’impression de s’excuser. Je lui ai adressé un maigre sourire difficile. Il n’était pas habitué, Cari. Tout en sortant mon paquet de cigarettes, j’ai commencé à pivoter sur les talons. Cohen m’a saisi la manche en hurlant :

— C’est pas fini ! C’est pas fini ! Restez !

Je me suis immobilisé. Même fou de rage, il avait conservé une parcelle de bon sens parce qu’il a retiré la main. Il faisait une tête de moins que moi, et trop de mauvaise graisse handicapait ses déplacements. Il n’avait pas la moindre notion du combat de rues et son courage, de même que celui de Yobe, ne s’exerçait jamais qu’à cinq contre un et toujours sur des gens attachés. Lentement, j’ai porté une cigarette à mes lèvres sans le quitter des yeux. J’ai murmuré doucement :

— Je traite pas avec un malade.

J’ai à peine entendu le son de ma voix. J’ai seulement remarqué du coin de l’œil que Yobe le Mou était en train de se lever lentement en saisissant par le pied le lourd cendrier tulipe posé tout à côté de lui. J’ai prévenu :

— Il vaudrait mieux que tu fasses pas ça, Yobe.

Il s’est établi un tel silence qu’on l’aurait dit coulé dans le béton. Yobe est resté comme il était, les fesses à cinquante centimètres de son fauteuil. Cohen a serré les poings. Il avait l’air d’un tambour-major, avec son ventre mou qui débordait de la ceinture. Je lui aurais, c’est sûr, laissé l’avantage d’ouvrir les débats. C’est sûr que je n’aurais en aucun mal à le casser en deux. Un de mes rares regrets, l’un des plus tenaces aussi, est sans doute de ne pas l’avoir fait.

J’ai seulement reculé d’un pas sans me retourner, j‘ai haussé les épaules. La haine que j‘ai vu alors filtrer dans ses yeux verdâtres, entre ses paupières bouffies, restera toute ma vie gravée dans mon esprit comme l’image même d’une laideur surhumaine. Méduse avait dû avoir ce genre de regard. Je lui ai laissé le temps. Puis je l’ai encore dévisagé une dernière fois. J’ai ensuite allumé posément ma cigarette et j’ai dit à Cari, par-dessus mon épaule :

— On y va, Cari ?

Nous y sommes allés.

Alex m’attendait au troquet. Elle était en blouson de cuir, avec dessous un court petit pull en mohair parme. Elle portait des jeans et des bottines à talons. La crinière ébouriffée, elle ressemblait à une chanteuse de hard-rock. Seul, son regard était doux et un peu perdu. Je me suis assis à côté d’elle et Cari en face. Alex m’a examiné la figure sans un mot, puis elle a bu quelques gorgées dans son verre. C’était un jus de tomate avec beaucoup de tabasco et du sel de céleri. J’ai présenté tout le monde à tout le monde et j’ai commandé des cafés. Cari a demandé :

— Tu es dans quelle Division ?

— Aucune Division, a murmuré Alex.

— Tu bosses en commissariat ?

— Non.

Fernand nous a apporté les cafés. Depuis le comptoir, trois flics en civil d’une unité de recherche nous couvaient des yeux. Alex m’a tapé une cigarette. Je la lui ai allumée. Je ne trouvais pas mes mots et elle non plus. Comme nous ne nous disions rien, Cari a bu le contenu de sa tasse en vitesse et il s’en est allé. Au bout d’un moment, Alex a demandé :

— Est-ce que tu as quelque chose à me dire ?

— J’ai quelque chose à te dire. Je ne sais pas comment faire.

— Qu’est-ce que tu as, à la figure ?

— Compliqué, Alex.

— Tu as peur que je ne comprenne pas ?

— Non.

J’ai posé ma main sur la sienne. J’ai cherché mes mots. Je ne voulais pas l’inquiéter. Elle avait son monde à elle, ses intérêts et ses tracas. J’avais les miens, qui ne les valaient sans doute pas. De loin, les flics n’en perdaient pas une miette. La tête penchée comme un gosse pris en faute, je lui ai dit :

— C’est rien. Je me suis fait allumer.

— Ça veut dire quoi, se faire allumer ?

— Quelqu’un m’a tiré dessus. C’est rien.

— Merde. Tu te fais tirer dessus et c’est rien. Il aurait pu te tuer ?

— Il ne l’a pas fait. C’est rien.

— Imbécile.

Elle a retiré sa main. Elle s’est levée d’un bond. Elle a fouillé dans une poche et elle a jeté un billet de cent francs sur la table. Elle m’a encore traité deux fois d’imbécile, puis elle a pivoté sur les talons et elle est sortie. Une vraie dure. Les flics qui se tenaient au comptoir l’ont suivie du regard d’un air ravi.

Ils appartenaient à cette portion d’humanité qui se régale de tauromachie et de combats de coqs, fait ses délices de matches de boxe amateur et se repaît au spectacle des accidents de la route. En secret, j’avais tendance à les considérer comme des tordus. Pour être juste, il faut reconnaître qu’ils me le rendaient bien. Je me suis levé à mon tour et j’ai gagné la porte sous leurs yeux goguenards. Je suis sorti dans la pluie.