En bas, la pénombre fiévreuse était trouée par les éclairs des phares portables. L’air poisseux sentait le feu électrique, la graisse à machines et la chair brûlée.
C’était clair qu’on s’affairait dans les soutes. Longtemps, j’ai pensé que si cela avait eu lieu à ciel ouvert, les choses eussent été moins pires dans mon esprit, mais mon esprit ne comptait pas. De gros câbles sur le sol amenaient le courant aux sauveteurs. Autour de la gare, j’avais vu en arrivant des dizaines de camions de pompiers et des ambulances de réanimation.
J’avais été prévenu par radio de la nature de la catastrophe, on ne peut donc pas dire que j’étais innocent. J’ignorais encore son ampleur. Pourtant, un long instant, je suis resté immobile en haut des marches. Ce que j’avais connu dans ma vie, ainsi qu’une sorte d’instinct du malheur, m’avaient permis d’avoir tout de suite une claire conscience de ce qui s’était produit. Des morts, j’en avais déjà vus, et pas qu’un seul, pourtant. Ceux-là aussi, j’aurais dû les faire passer par pertes et profits. J’ai essayé, mais ils n’ont pas voulu. C’est peut-être simplement que, cette fois, ils m’étaient par trop supérieurs en nombre.
Je me suis quand même arrêté. C’est alors que nous nous sommes trouvés tous les deux ensemble pour la dernière fois de ma vie — l’être abject qui au fond aurait accepté de vivre j’ose le dire à tout prix, l’animal au poil révulsé par la panique et l’horreur, la bête prête à se terrer dans le premier trou venu, à mordre même s’il le fallait pour échapper à l’abattoir, le chien galeux, crotteux et pleutre, craignant les coups et la vacherie humaine, et l’autre, pas très sensiblement meilleur en définitive, mais qui, lui, savait bien que quoi qu’on fasse, où qu’on aille, on n’échappe pas ni à l’enfer, ni à la laideur qu’à son corps défendant on n’a jamais cessé de porter en soi.
Il faut être juste, la tentation m’a effleuré de tourner les talons et de m’enfuir. Les animaux sentent la mort, certains humains aussi. Il faisait tiède en surface, il y avait partout un grand va et vient de secouristes, de pompiers et de flics, des gens de la SNCF aussi. Ils étaient tous occupés à des tâches urgentes et minutieuses, passablement hermétiques. On entendait des trafics radios s’entrecroiser, des ordres, des appels. Dans la confusion qui régnait, peut-être ne se serait-on pas aperçu réellement de mon absence. Si tel avait été le cas, peut-être qu’on ne m’en aurait pas tenu rigueur. Tout au plus, aurais-je été l’objet d’une sanction pour abandon de poste. On survit à une mesure administrative, quelle qu’en soit la gravité, pas à ce qui m’attendait en bas. La motrice du train provenant de Vert-Saint-Denis avait percuté un convoi à l’arrêt bondé de monde. Un train de banlieue en instance de départ et qui, lui, n’avait plus à se trouver là depuis déjà six ou sept minutes.
On m’avait annoncé par radio sept ou huit morts.
Je me rappelle de manière saisissante l’homme en train de descendre. Les marches d’un escalier mécanique à l’arrêt sont larges et malcommodes. Je me rappelle ses bottes mexicaines, son vieux jean et sa veste en cuir. L’homme portait une chemise US au col ouvert, certes, mais convenablement repassée tout de même. Sa sombre silhouette maigre hante toujours mes pires cauchemars. Il était flanqué du jeune inspecteur qui lui avait servi de chauffeur depuis la Division. Je me rappelle qu’il est descendu lentement, posément, marche par marche.
Son regard a balayé les quais. Sur la droite, on avait tendu une toile blanche. Derrière, une antenne chirurgicale mobile s’affairait dans la lumière crue de projecteurs mobiles. Tout en avançant dans la petite foule, l’homme avait enfilé machinalement son brassard de police. Il y avait là le Premier ministre du moment, le maire du Palais, le directeur de la police judiciaire, des magistrats et des hauts-fonctionnaires qui lui étaient inconnus, tout un aréopage qui discourait sur le ton d’ennui de gens importants fâchés de devoir tous se retrouver sur le même green, à une heure indue. On sentait que ça les bourrait d’être là, même s’ils étaient bien contraints d’arborer des airs de circonstance, ça se voyait qu’ils avaient d’autres choses à se dire et à faire, autrement moins frivoles, autrement plus graves et pressées.
Il s’était approché de la voie. Dans le grincement strident des scies électriques, les pompiers tâchaient de procéder à la désincarcération des morts et des blessés. La motrice folle avait percuté celle qui se trouvait à l’arrêt. Sous la force de l’impact, elle avait grimpé sur l’autre rame qu’elle avait écrabouillée sur une vingtaine de mètres et s’était encastrée dans le plafond du tunnel.
Sept ou huit morts, mon cul. Ce qui restait de la rame percutée ne mesurait plus qu’un mètre cinquante de haut, laminée cinquante centimètres au-dessus des boggies, tout le reste n’était que tôles broyées, des tôles d’inox tranchantes comme du rasoir, débris de verre, câbles entrelacés, avec dedans une cargaison de corps déchiquetés, comprimés par la promiscuité de la mort dans un désordre indescriptible, un magma indistinct où ne se devinaient qu’à grand peine, et à force d’une attention presque surhumaine, la forme d’un bras ensanglanté ou celle d’un crâne ouvert en deux d’où s’échappait la matière cérébrale, ou bien encore ce qui avait l’air de la jambe nue et blanchâtre d’une femme dont la robe avait été troussée jusqu’à l’aine.
L’homme avait interpellé l’un des commandants de pompiers. L’autre avait remarqué le brassard et répondu avec brièveté. Bien que jeune et aguerri, son visage avait une expression proche de l’hébétude. Il était là depuis déjà deux heures à tâcher de sauver encore ce qui pouvait l’être et à dégager le reste. L’épuisement ne rendait pas compte de tout. Il avait un regard de zombie.
Il avait remué les épaules.
— Aucun comptage précis possible des victimes. Vous êtes le divisionnaire de la Douze ?
— Je suis de la Douze.
— Votre patron vous cherche. Vous le trouverez avec les autres. Ils sont de l’autre côté. On a installé une morgue provisoire.
— Joli terme.
— Faites pas le malin. Ça vient juste de commencer.
— Je n’avais pas l’intention de faire le malin.
Je n’avais pas l’intention de faire le malin. C’était le soir. Il faisait chaud et on commençait à sentir l’odeur du sang et celle des excréments par-dessus les relents de la graisse à machine, du graphite et du métal chauffé à blanc. Les os des mâchoires me faisaient mal à force de grincer des dents. Mon jeune inspecteur me suivait comme une ombre, sans mot dire. C’était lui qui portait la petite mallette de constatations, ainsi que les ordres d’envoi pour l’institut médico-légal. C’était un garçon maigre et vif avec un profil de pic-vert, le sourire rare et l’air fier et ombrageux d’un danseur de flamenco. Il en avait aussi parfois, pour peu qu’il ne se sentît pas observé, l’immémoriale tristesse. Je suppose qu’il était d’ascendance gitane. Il s’appelait Reyes, et tout le monde le surnommait Cisco.
En effet, j’ai retrouvé Yobe le Mou et le patron de la Douze près du local technique où on m’avait indiqué que se trouvait la fameuse morgue provisoire. Ils conciliabulaient avec le chef de la sécurité publique et plusieurs officiers de paix du secteur. Il y avait aussi sur place Gallard, le très jeune commissaire des unités de recherche. Le local se trouvait entre les deux voies, sous une volée d’escaliers. C’était une pièce toute en longueur dont la destination habituelle m’est toujours restée un pur mystère. Le mur de droite était percé d’une porte à chaque bout. Je ne peux me rappeler si l’endroit comportait un quelconque mobilier, mais je sais que murs et plafond étaient de ce jaune sale qui porte, dès la première couche et pour toujours, comme la marque d’un fatalisme administratif sans espérance. Le sol était carrelé.