Seulement les informations dont Reyes avait besoin afin de remplir les formulaires. Plus rien de personnel. Tout se rappeler est impossible.
Je me rappelle quand même ce jeune Black athlétique en jeans et tricot Marcel. Il portait une Nike délacée à un pied, et quant à l’autre jambe, elle avait été sectionnée à mi-cuisse. Il ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. Son visage inerte, comme gonflé de sommeil, ne paraissait guère souffrant. On aurait seulement dit qu’il s’était assoupi comme on le fait souvent au milieu d’un trop long voyage, le menton calé sur l’épaule gauche. Dans sa poche arrière, j’ai trouvé une carte orange. Sur la photo, on ne lui donnait pas plus de douze ans.
Je me rappelle ce flic en complet trois-pièces. En le détroussant, j’ai trouvé sa carte de service. Il était divisionnaire à la direction P.J. C’était un homme mince qui avait dépassé la cinquantaine. Lui aussi semblait presque intact. Il se tenait dans la mort comme il l’avait sans doute fait dans sa vie : silencieux, réservé, calme et digne. C’est moi qui lui ai retiré le revolver de l’étui, puis qui lui ai reboutonné sa veste. Pas plus que moi, ce n’était sans doute pas un homme à approuver la moindre forme de négligé.
Je me rappelle m’être longtemps acharné pour retirer une grosse bague chatoyante au doigt d’une femme. Son annulaire n’était plus attaché que par quelques morceaux de chair. Je ne me rappelle pas la femme. Je me rappelle qu’elle était encore tiède et souple. Je lui tenais le poignet comme pour prendre son pouls. Je tirais sur la bague. L’anneau ne voulait pas glisser. Pour un peu, je lui aurais écrasé la figure à coups de talon. L’inspiration m’est venue d’un coup. Il suffisait d’arracher le doigt. Je l’ai fait et la bague m’est tombée entre les pieds. Je ne savais plus quoi faire du doigt ensanglanté. Je ne sais toujours pas ce que j’en ai fait.
La seule chose dont je sois sûr, c’est que je ne l’ai pas mangé.
Je me rappelle la petite fille. Elle vient souvent hanter mes nuits. Certainement pas une gosse de riches. Malingre et souffreteuse, elle ne s’attendait certainement pas à s’en aller si vite, ni de cette façon. Elle, je ne suis pas parvenu à l’identifier. Simplement, en refermant cette bâche si légère, j’ai éprouvé malgré moi un sentiment de souffrance et d’amertume presque intolérable. De toute mon existence, je garderai la conviction intime que si, à cet instant, j’avais pu ressentir tant de douleur impuissante, une telle intensité de chagrin et désolation, c’était bien là une preuve qu’il s’en était fallu de bien peu que je fusse quelqu’un de fréquentable et pour qui même j’aurais pu éprouver affection et respect.
Elle est partie comme les autres, ma petite fille si blanche, si froide, si nue. Les gardiens l’ont emportée. Où qu’elle soit à présent, je sais qu’elle ne m’en veut pas — pas autant que je m’en veux à moi-même. Cette qualité de souffrance vous rend humble. Je me suis remis à la tâche. Parfois, Cisco me regardait, le stylo à bille en l’air. Il tenait à la main une tablette en bois avec une pince à dessin pour fixer les ordres d’envoi. Il notait, Gallard et moi allions signer à tour de rôle. Peu à peu, je n’ai plus senti mes jambes ni mes bras. Une étrange euphorie s’est emparée de moi.
C’est sans doute à cet instant de la nuit, il était presque une heure, que s’est placé l’épisode Hanoun. J’étais penché sur un thorax à peu près éviscéré, sanguinolent et vide comme de la viande de boucherie, lorsqu’on m’a demandé la jambe à Hanoun. Entretemps, on avait commencé à nous livrer des pièces détachées en vrac dans des grands sacs poubelles de cent litres. Nous n’avions pas eu le temps encore d’en faire l’inventaire. Le cadavre dont je m’occupais avait en outre la tête ronde et aplatie comme une plaque d’égout. Je me suis redressé. Un gardien de la paix me hurlait dans l’oreille, avec un air d’excuse et d’effarement :
— L’hôpital Saint-Antoine vous demande la jambe à Hanoun !
— La quoi ?
— La jambe à Hanoun.
— Quelle jambe ?
— Chais pas.
— La droite ou la gauche ?
— Chais pas. Il paraît qu’ils en ont besoin pour lui recoudre.
J’avais les gants pleins de sang. En essayant de m’essuyer le front, ça m’a coulé sous le bras dans la manche, puis le long du flanc gauche. Déjà, je n’avais plus toute ma raison. J’ai hurlé :
— Vous savez pas laquelle et vous venez me faire chier ?
Il s’est fait un silence pénible. Le pauvre type n’y était pour rien. J’ai donné un coup de pouce en direction d’un sac.
— Cherchez là-dedans. Trouvez votre vie et foutez le camp.
Comme il restait figé sur place, la rage m’a pris. J’ai écarté Cisco, je me suis jeté sur le premier sac venu. Chaude et confinée, l’odeur m’a sauté à la gueule, insupportable. Un baquet d’entrailles. J’ai fourgonné dedans à main nue. Je ne sais pas sous l’effet de quel miracle, j’ai trouvé une jambe. L’inox l’avait tranchée net, presque à hauteur de l’aine. Je l’ai brandie.
— Y a du poil. C’est à un mâle.
— Comment vous savez que c’est la bonne ?
J’ai hurlé au malheureux :
— Je le sais parce que c’est marqué dessus. Regardez. Vous savez pas lire ? Putain de dieu, qu’est-ce qu’on vous apprend dans vos écoles. Vous voyez pas ? Jambe à Hanoun. Vous me demandez la jambe à Hanoun, je vous livre la jambe à Hanoun. Vous voulez quoi encore, que je vous signe un bon de décharge ?
Cisco me regardait en silence, Gallard aussi. Le reste de la troupe était frappée de saisissement. Je sais ce que tout le monde pensait. Que j’étais devenu fou. Ma rage n’est pas tombée tout de suite. Comme un instructeur exaspéré remet une arme d’épaule à un subordonné subitement frappé de crétinisme, j’ai flanqué la jambe dans les bras du gardien hébété.
— Estimez-vous, heureux, ça saigne plus. Caltez.
Il l’a gardée en travers de la poitrine comme un fusil automatique dont le mécanisme lui serait à tout jamais impénétrable. Il tâchait de la toucher le moins possible. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu pleurer debout devant tout le monde, sans bruit, un homme de mon âge. Je suis retourné œuvrer. Plus tard, j’ai essayé de me rappeler le moment où il avait disparu. Je n’y suis jamais parvenu. Par la suite, on m’a beaucoup fait grief de cet épisode qui, il est vrai, n’ajoutait rien à ma gloire.
Il y a eu quand même, au milieu de cet étrange voyage immobile, un moment de paix précaire. L’un des officiers de pompiers est venu m’annoncer qu’on avait mis une roulante à notre disposition. C’était un wagon de service qu’on avait amené à notre insu sur l’une des voies du périmètre de sécurité. Tandis que les autres continuaient à s’affairer à la désincarcération, ses hommes venaient se restaurer par équipes.
— Si le cœur vous en dit, monsieur le Divisionnaire.
Cisco, Gallard et moi avons mis l’arme au pied. Un véritable buffet avait été installé dans le wagon. Il y avait des cochonnailles, de la viande froide tranchée, des cartons remplis de sachets de chips, des terrines et des saucissons à l’ail plus gros que mon avant-bras. Il y avait des poulets rôtis, des fromages de brie larges comme des roues de quatre-chevaux Renault. On aurait pu nourrir un régiment. Il y avait des packs d’eau minérale, des conteneurs remplis de vin du Midi. Rouge, rosé et blanc. Des gobelets, des assiettes et des couverts en plastique, des serviettes en papier. On se tenait debout faute de place. On entendait dehors le grincement des scies électriques, le halètement des pistolets pneumatiques. L’éclair cru des arcs électriques couvrait par instant la jaune et faible lumière de bord.