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— Tu vois des choses que je ne vois pas.

— La réciproque est vraie.

Elle a soufflé de la fumée. Elle avait perçu que ce n’était pas qu’un simple badinage. Elle m’a demandé avec dureté :

— Et combien tu demanderais, pour prix de tes services ?

— Le smic, ça te va ?

Elle a écrasé sa cigarette sous le talon.

— Ça m’irait, mais je n’ai aucun goût pour les amours ancillaires.

— Qui te parle d’amour, Alex ?

Elle a ricané, les poings sur les hanches.

— J’espère quand même que, pour ce prix, je garderai aussi l’usage de ta queue ? Non ? Ou alors il faudra en plus que je te file une rallonge à chaque fois que je viendrai me faire tirer ? Pour qui tu te prends ?

À son ton doucereux, j’ai compris qu’elle était réellement en colère. Je me suis approché d’elle. Elle m’a dit en pleine figure :

— Tu es un sale fumier.

— C’est ce que tu te demandais la première fois, tu te rappelles ?

— Un sale fumier. Ou un con.

— Ou les deux.

— Qu’est-ce que tu me reproches ?

— Je ne te reproche rien.

— Oui, je suis riche. Oui, j’ai de l’argent. Oui, j’ai des conseillers fiscaux, des fondés de pouvoir et des avocats. Des actions, des maisons, et je ne sais plus quoi. Oui, tout est à moi et ce qui n’est pas à moi je le paye. Oui, mon père m’a laissé de quoi vivre jusqu’à plus soif d’ici à la fin de mes jours, et même s’ils devaient durer mille ans. Et alors ? Est-ce que c’est suffisant pour faire de moi une paria à tes yeux ?

— Je n’ai jamais rien pensé de la sorte.

Elle m’a lancé, aveuglée par la rage :

— Tu mens, salaud. De quoi tu as peur ? Que j’essaie de t’acheter ? Mais, pauvre connard, tu t’es déjà bien regardé ? Qu’est-ce que tu crois que tu vaux ?

Je l’avais cherché. Un court instant, j’ai cru que les choses allaient en rester là. Nous nous trouvions face à face, les bras ballants. Je n’avais jamais prétendu valoir quoi que ce soit, et les rares mérites qu’on me prêtait m’avaient toujours laissé indifférent. Ils n’étaient généralement fondés que sur des erreurs d’interprétation. Alex respirait fort, par saccades. Je pensais que nous allions rompre l’assaut d’un commun accord, quand elle m’a giflé sur le côté de la figure. C’était un coup donné avec force, de tout le plat de la main, un coup solide, destiné à faire mal. On aurait dit qu’elle s’était servie d’une planche. La chose ne m’était pas trop étrangère. J’avais déjà ramassé pas mal de coups et souvent pour des motifs qui ne valaient pas les siens. J’ai pris le temps d’encaisser, ensuite j’ai remué la tête.

— Ne recommence pas ça, Alex.

Elle a recommencé, de la même façon. Elle a frappé au même endroit, sans un mot, puis sa main est retombée le long de la cuisse. Elle me fixait droit dans les yeux, sans crainte, sans peur ni regret. Je me suis ébroué et j’ai répété lentement :

— Ne recommence pas.

Ma voix était calme, dépourvue de la moindre animosité. Je voulais faire la paix. Alex a relevé la main. Elle était rapide, mais manquait d’entraînement et sa technique du combat rapproché était loin d’être parfaite. J’ai esquivé en remontant le coude gauche, ce qui fait qu’elle a manqué son coup et s’est trouvée en déséquilibre. Il lui a fallu reculer de deux pas. C’était pour elle la seconde occasion de rompre sans dommage, puisque pour moi, il n’était pas question de pousser l’avantage. J’en étais si persuadé que je ne suis même pas revenu en garde. J’allais même me remettre à m’enlever le cambouis des doigts avec mon chiffon, quand elle s’est jetée en avant comme une forcenée.

Ses poings et ses genoux étaient durs comme des cailloux. Elle frappait sans ordre ni méthode, mais chacun des coups qui portaient faisait mal. À un moment, je me suis retrouvé les bras levés, adossé à la portière du GMC. Alex cognait à la volée, des deux bras, n’importe où, n’importe comment. Elle m’a touché deux fois en pleine figure et j’ai senti le goût cuivré du sang dans ma bouche. J’ai avalé du sang. C’est alors que, subitement, l’insupportable onde glacée que je connais trop bien et que je redoute tant m’a traversé le crâne. Souvent, j’ai pensé que cette douleur est la dernière souffrance que ressent un condamné sur la chaise électrique avant sa délivrance. Une dernière fois, j’ai pourtant tenté encore de l’écarter, et comme Alex revenait à la charge avec une frénésie qui paraissait inépuisable, j’ai cogné dans les côtes, durement, du poing droit. Ce seul coup aurait dû l’étendre pour le compte, ou tout au moins l’ébranler. Il ne lui a pas suffi. J’avais perdu le contrôle de mes actes. Je suis rentré dans sa garde.

Je n’aime pas le pugilat et le seul spectacle d’un match de boxe me donne la nausée. Pourtant, dans ce garage en ciment, entre un GMC d’un autre âge et de vieux bidons d’essence vide, pendant que sur le toit en tôle ondulée s’abattait subitement avec vacarme une averse qui avait la violence des pluies tropicales, nous nous sommes battus en silence, farouchement, âprement, avec autant de brutalité et de désespoir que si nos vies en dépendaient. Puis Alex est tombée sur le sol comme un pantin de chiffon. Par la suite, ma première pensée consciente a été que je l’avais tuée.

Je me suis mis à genoux à côté d’elle. En l’empoignant par les épaules de sa parka, je l’ai redressée puis installée assise, le dos contre la roue du GMC. Par bonheur, elle avait les yeux ouverts. Elle respirait mal, en avalant avec précipitation, mais elle respirait. J’ai enlevé les cheveux qu’elle avait sur la figure.

— Je ne voulais pas ça, Alex.

Elle était pleine de sang, et passablement hébétée. Au bout de quelques instants, elle a relevé le menton, et m’a tout de même adressé une grimace satisfaite. Le visage tuméfié, elle avait un air d’indolence narquoise. On aurait dit un boxeur vaincu, mais très fier d’être parvenu à trouver le courage de tenir jusqu’au bout de la dernière reprise.

Nous avons passé une curieuse fin d’après-midi et une bien étrange soirée. J’ai porté Alex à l’intérieur. Elle pleurait sans bruit contre ma poitrine. Je l’ai déshabillée et je lui ai donné un bain brûlant. Tant bien que mal, j’ai soigné les ecchymoses et les coupures qu’elle avait sur le visage. J’aurais aimé réparer ce que j’avais fait, mais c’était impossible. Elle s’est assoupie dans la baignoire. Je suis allé me chercher un verre de bourbon, des cigarettes et un briquet. Je me suis assis sur la cuvette des WC et j’ai bu et fumé en attendant qu’elle se réveille. De temps à autre, je me relevais pour remettre de l’eau chaude. Le temps a filé lentement.

Alex avait tout un côté de la face gonflé et sa bouche entrouverte avait pratiquement doublé de volume. Ça ne la rendait pas moins attirante. Elle respirait lourdement, les bras abandonnés le long du corps. Rarement dans ma vie, je n’ai ressenti autant d’amertume et de ressentiment à mon égard. En se réveillant, elle m’a demandé une cigarette que je lui ai allumée et glissée entre les lèvres. Je suis allé chercher un verre d’eau et des aspirines. J’éprouvais, comme souvent lorsqu’il n’y a plus rien à faire, le besoin pathétique de me rendre vaguement utile.

Elle a bu son verre en grimaçant, puis m’a observé :

— Quelle tête tu as ! C’est moi qui t’ai fait ça ?

— Si j’en crois la rumeur, oui.

Je me suis assis sur le bord de la baignoire, et tout en lui tenant le cendrier, j’ai murmuré :

— Il vaut mieux que je m’en aille.