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— Vous pouvez fumer si ça vous chante. Tout sauf la pipe. Même du chanvre indien, si vous voulez. Vous pouvez vous bourrer le pif de cocaïne, vous pouvez faire les pieds au mur si l’envie vous en passe par la tête. Je m’en fous. Ce que je veux, en revanche, c’est des réponses précises à des questions précises. J’ai dit quelque chose d’amusant ?

— Je ne pense pas.

— À vous observer, on l’aurait cru.

Il a saisi un feuillet tout en faisant un petit signe à la greffière. Il a regardé sa montre comme je le faisais moi-même à chaque début d’audition. Il a donné le top de départ :

— Il est onze heures dix.

Il a tout de suite démarré à fond les manettes, comme pour se débarrasser de préambules gonflants. Il n’y a jamais de préambules gonflants, seulement des modes opératoires. Il a lu rapidement :

— Le vingt septembre de cette année, à quatre heures dix, vous avez été avisé par l’état-major de votre direction qu’un corps sans vie venait d’être découvert à l’hôtel Impérial. L’établissement, qui est un quatre étoiles, est situé dans le ressort de votre Division. (Il a relevé les yeux :) Question : confirmez-vous sous serment l’exactitude de ces déclarations ?

— Oui.

— Lorsque vous avez été prévenu, vous vous trouviez de permanence à la Douze. Question : était-ce dans le cadre de votre tour de service normal, ou effectuiez-vous un remplacement, pour quelque motif que ce soit ? Difficile à dire, n’est-ce pas, qu’effectuiez-vous ?

— Tour de service normal.

— Vous étiez chef de nuit.

Il y a eu un silence. Curieusement, Torquemada ne me gavait pas. C’était une belle mécanique à questions-réponses. Je ne sais pas s’il aimait ce qu’il faisait ou pas, mais il le faisait bien, avec calme et minutie. Il avait une rigueur d’entomologiste qui me le rendait même assez sympathique. Comme je ne répondais toujours rien, il a incliné le torse et m’a scruté, puis il a souri en manière d’excuse. Il a rectifié :

— Au temps pour mes crosses. Étiez-vous chef de nuit ?

— Oui.

— Question : avez-vous été avisé personnellement de la découverte du corps ?

— Oui.

— Question : par quel moyen avez-vous été avisé ?

— Par radio.

— Question : avez-vous été prévenu d’un suicide, ou d’un décès dont les causes étaient inconnues ou suspectes ?

— Suicide.

— Par quel moyen ?

— Suicide aux barbituriques.

Il a fait mine de réfléchir. Je l’ai laissé suivre le cours de ses pensées. Je croyais savoir à peu de choses près où elles n’allaient pas tarder à le conduire. Son cabinet d’instruction n’était ni plus vaste, ni plus éclairé et richement meublé, que bien des bureaux. Il y avait toujours ce soleil tremblotant, frileux et pâlichon comme un gosse des rues. Il y avait toujours cette odeur de poussière, de vieux papiers et de misère morale qui plane sur les locaux de police et de justice.

J’avais presque envie d’anticiper, mais c’était lui couper ses effets et retirer toute raison d’être à ses fonctions. Je me suis borné à sortir une Camel et à l’allumer. Il m’a regardé faire, puis a demandé — en détachant bien chaque syllabe :

— Est-il normal et habituel qu’un inspecteur divisionnaire chef de nuit se déplace personnellement et immédiatement à l’annonce d’un suicide, alors qu’il dispose pour cela d’un ou plusieurs inspecteurs O.P.J. auxquels ce genre de tâche est habituellement dévolue ?

Cette solennité, à la fois classique et affectée, ce lieu commun de l’interrogatoire, ce brusque ton de maître d’école, cette apparente sévérité pouvait sembler constituer une petite erreur de tactique tout comme elle risquait de dissimuler une opération stratégique d’envergure. J’ai hésité un court instant, puis j’ai compris qu’au fond je m’en foutais, de ce qui pouvait m’arriver. J’ai croisé les mains derrière la nuque. Les vertèbres recommençaient à me faire mal. J’ai souri avec froideur.

— Monsieur le juge, lorsque le suicidé est une pointure du calibre de Mallet, une circulaire de la direction P.J. y invite fortement. C’est même une directive constante et précise. Je ne sache pas qu’elle ait jamais été abrogée, à moins que cela ne se soit produit pendant la dernière quinzaine.

— Votre transport sur les lieux n’avait donc rien d’insolite.

— Non.

— Bien. Puis-je donc en inférer que lorsque vous avez quitté votre Division, vous aviez déjà connaissance exacte de l’identité du défunt ? J’insiste sur : déjà.

— Non.

— Pourquoi non ?

— Une autre circulaire interdit l’usage de patronymes dans le trafic radio. Elle obéit à des motifs de sécurité et de discrétion.

— Trafic radio, je comprends. Nous savons tous ce qu’est un scanner, c’est entendu. Mais quelqu’un d’autre de chez vous n’aurait-il pas pu être avisé dans le même temps par quelque autre moyen ? Le nom du sénateur Mallet n’aurait-il pas pu lui être avancé ? Par téléphone, par exemple ?

Il savait toutes les réponses. Je me suis rappelé Muppet. J’avais pris l’appel en direct sur mon Motorola. J’étais dans un demi-coma, puisque c’était le seul moment de repos tout relatif que je m’octroyais dans la nuit. Ensuite seulement, peut-être deux ou trois minutes plus tard, Muppet était venu me tirer de mon trou à rats. Pour plus de sécurité, L’Étage des morts avait doublé par téléphone sur la ligne direct. Le regard vitreux, avec une sobre férocité, colts au poing, Henry Fonda déclarait à un gros type dans un western : « Il faut jamais faire confiance à quelqu’un qui porte des bretelles et une ceinture. » C’était juste avant de lui mettre deux balles dans le ventre, en toute tranquillité. Je n’avais jamais eu confiance dans les gens de l’Étage des morts. Verdoux m’a avancé un cendrier. J’ai écrasé ma cigarette. J’ai relevé les yeux tout en hochant le front.

— En effet, l’un de mes inspecteurs a reçu un coup de téléphone de son côté. Il n’était pas question de Mallet. Seulement de la personnalité particulière de la victime.

— Victime ?

— Ce sont les termes de la circulaire. Lorsque la victime…

— Ce sont vos termes.

Il s’est accoudé. Il m’a fixé comme on examine un négatif par transparence. On ne pouvait deviner si ce qu’il pensait distinguer lui plaisait ou non. Je n’ai pas beaucoup vu bouger ses lèvres. Il a demandé d’un ton uni, feutré :

— Au moment de quitter la Division, saviez-vous ou ne saviez-vous pas que la victime était Mallet ?

On avait fini de rire.

Un peu avant dix-neuf heures, il m’avait laissé libre. Je n’étais pas mis en examen, ni placé sous contrôle judiciaire. J’avais pensé un instant à retourner à la Douze avant de rentrer, puis j’avais réfléchi et renvoyé mon chauffeur. Comme il avait fait le poireau depuis onze heures du matin, il était de méchante humeur. Pour moi, j’étais calme, vaguement hébété et les yeux me brûlaient. Une migraine lointaine me traînait par la tête avec la ténacité d’une vieille rengaine, pourtant déjà plus qu’à moitié oubliée.

J’avais quitté le Palais de justice par l’entrée des artistes. J’étais allé prendre un verre dans un bistrot à côté de la préfecture. Tout le monde le fait après être passé au tourniquet. Je ne connaissais plus personne dans le troquet. J’avais traversé le marché aux fleurs où certaines guitounes étaient encore éclairées. Il y avait de pleins parterres de chrysanthèmes multicolores, dont la senteur, capiteuse et suave, dissimulait peu et mal pour moi l’amère morbidité. De son vivant, ma mère adorait les chrysanthèmes. Elle parvenait à en peupler sa maison presque tout au long de l’année. C’était elle aussi une femme seule, combative et austère. On ne pouvait s’adresser à elle qu’avec l’impression de donner un appel à longue distance. Lorsqu’il m’arrive parfois — rarement — de penser à elle, immédiatement me reviennent en tête l’odeur des chrysanthèmes et celle du gardénia.