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— Nous ne passons pas toutes nos nuits à échanger des confidences.

— Il y avait un bloc chirurgical complet au deuxième sous-sol.

— Impressionnant.

— Quand le Grand Charles était encore au pouvoir, il s’est passé chez Brandt des réunions qui valaient pas mal de conseils des ministres.

— J’ai cessé d’être un homme de l’ombre. Pourquoi me dis-tu ça, Jacques ?

Je filmais. Sans répondre, lui me considérait de son étrange regard d’étain. C’était un homme à garder pour soi ses observations. J’ai remarqué avec aigreur :

— La dernière fois, le message était : touche pas la femme blanche. Pourquoi ce revirement soudain ?

Jacques m’a considéré pensivement un bon moment, puis il a bougé les épaules. Son regard ne s’est pas animé, il s’est contenté de balayer la salle avant de revenir se poser à la racine de mon nez, entre les sourcils, là où certaines figurations naïves entendent situer le troisième œil et la porte de toute vraie connaissance. Il a supposé d’un ton réfléchi :

— Peut-être parce que tu t’es conduit proprement.

— Proprement.

J’ai ri avec douceur. Je n’en avais pourtant pas plus envie que d’une balle dans le genou. On nous avait servi d’excellentes grillades, le bordeaux avait été remarquable. Bien qu’efficace et précis, le service était passé aussi inaperçu qu’une légion de pickpockets à un concert de Madonna.

— Proprement, ça ne veut rien dire. Vous aviez peur de quoi ? Que je bave ?

— On ne sait jamais, a reconnu Jacques.

— Peut-être que je n’avais rien à baver.

Il a eu un sourire sans vie. Il m’a annoncé avec lenteur.

— Dès son retour de congé, Cohen saute.

— On sait qui va être le suivant ?

— Maurel. Le parfait crétin des Alpes. Tout à fait inapte à distinguer son trou du cul d’un puits de pétrole.

— Admirable.

— Un ancien commandant de CRS, qui a profité de la passerelle entre tenue et civils.

— Motif du choix ?

— On sait qu’il fera ce qu’on lui dira de faire.

Subitement, je me suis senti épuisé, aussi bien physiquement que nerveusement. D’habitude, c’était l’heure à laquelle je dormais. Jacques a commandé des cafés, ainsi qu’une poire pour lui et un bourbon pour moi. J’ai écrasé ma cigarette et j’en ai aussitôt allumé une autre. La tête me tournait. J’avais passé une bonne partie de ma vie à tirer des chèques sans provision sur des comptes, qui, pour la plupart, n’étaient pas les miens.

Jacques était un homme cohérent. Il m’a dit :

— Avec Cohen, tu traînes une casserole. Avec Maurel, tout reste à définir.

— Aperçu.

— Une autre porte de sortie. (Il a insisté :) Il fera ce qu’on lui dira de faire. On lui demande de nettoyer les écuries, pas de sanctionner à tort et à travers.

— J’aime ta façon de parler.

Je me suis levé sans toucher à mon bourbon, j’ai posé un billet de deux cents francs sur la table. J’ai reconnu :

— Je ne me suis pas comporté proprement. On m’a posé des questions. J’ai répondu. J’apprécie ta sollicitude. Elle me touche énormément. Je n’ai pas besoin de toi, ami. Pas pour ce qu’il me reste à faire.

— Tu en es sûr ?

— Certain.

Il a remarqué d’un ton de regret :

— Tu pourrais faire un excellent coordinateur aux groupes enquêtes. Un très bon chef de Groupe criminel. Tu as le métier qu’il faut pour ça. La stature. L’entregent…

— Services rendus, hein ? J’aimerais savoir en quoi je vous ai arrangés. Je ne le saurai pas.

— Tu ne le sauras pas. C’est à toi de décider.

Il m’a dévisagé avec dureté et a rappelé :

— Maurel fera ce que je lui dirai de faire.

— Pas besoin de toi, Jacques. (J’ai réfléchi et ajouté avec amertume :) Pas besoin d’elle non plus.

— Tu fais une connerie.

— Sans aucun doute.

— Pourquoi ?

— Crédit est mort, ami…

Il a compris. Il a remué lentement la tête. Pendant des années, dans un autre millénaire, ce restaurant nous avait servi d’annexe. Nous y étions chez nous. C’était avant la chute — la mienne. Il n’avait pas à le savoir. Je suis sorti dans le froid coupant. Les rues alentour étaient pleines de gens pressés. Il y avait quelques belles femmes étourdies, des jeunes gens et des tourniquets de cartes postales qui grinçaient au vent. Je suis retourné par habitude jusqu’à la Seine. Au fond des poches, j’avais les poings gelés. Je ressentais une sourde colère, qui ne s’attachait à rien de précis.

On n’avait pas voulu récompenser ma bonne conduite, mais me faire savoir que pour des raisons incertaines et mystérieuses la donne avait changé. On avait ramassé les cartes, on les avait battues et redistribuées autrement. Verdoux, Mirai, Jacques et les autres tenaient les cordons du poêle. Leurs sarabandes ne me disaient rien de bon. Tout en marchant, il m’est venu l’idée qu’on souhaitait s’assurer de ma neutralité et que moi aussi j’étais attaché au cordon sans le savoir. J’ai regardé le vaste ciel bleu, vide et concave au-dessus de ma tête. Rapidement, mes yeux se sont mis à larmoyer. Un bref tressaillement dans les mollets m’a incité à prendre mes jambes à mon cou et à m’enfuir. C’était bien inutile.

Je suis revenu sur mes pas, prendre le métro qui me ramènerait à l’Usine. Yobe assurait l’intérim de Cohen pendant son absence. Il avait donc aménagé dans la suite présidentielle. Il m’a fait signe de fermer les portes et de m’asseoir. Il a sorti une bouteille de genièvre et deux verres, puis m’a renseigné sur mon affectation en ajoutant :

— Commissariat de merde. Flics de merde. Personne n’y fait de vieux os, sauf les cons et les biturins. C’est dans un angle de rue. Loin des yeux, loin du cœur. Pour la beauté du geste, tu seras placé sous les ordres d’un divisionnaire plus jeune que toi dans le grade.

— Dobey m’avait prévenu.

— Dobey devrait taire sa grande gueule.

— Dobey est un type bien.

— Dobey est un putain de mal blanchi avec un putain de frelon dans son putain de calebard.

J’ai insisté :

— C’est un type bien.

— Oui, a reconnu Yobe comme si la chose allait de soi.

— La mesure prend effet quand ?

— Tout de suite. Il fait un froid dingue, tu trouves pas ?

Ce que je trouvais n’avait pas d’importance. Yobe s’est resservi. Il gardait son alcool de genièvre dans une bouteille en alu, avec des choses naïves peintes dessus, des oiseaux et des fleurs aux couleurs vives et gaies.

J’ai étendu les jambes devant moi en croisant les chevilles. Yobe, sa bouteille et son bavardage se tenaient à des kilomètres de toute présence habitée. D’une certaine manière, malgré ses fonctions et ses responsabilités, c’était un homme plus seul que moi. Je l’ai vaguement écouté cinq minutes, puis je suis parti.

Pour les administratifs, c’était l’heure de la sortie. J’ai raccompagné Violaine jusque dans la rue. Elle avait à présent un petit ami, un jeune gardien grand et mince, fagoté comme un maître-chien. Il l’attendait, rangé en bataille parmi les voitures de la Division. Elle est partie dans le break Nevada de son gandin, avec un gentil petit salut de la main à mon égard, comme si elle éparpillait une mince pincée de cendres avec langueur. Banquette rabattue, tout l’arrière était dévolu à un grand malinois occupé à tourner comme un tigre en cage.