J’étais devenu très complaisant. Parfois, Monseigneur m’emmenait dans ses tournées. Le secteur du commissariat se bornait à un maigre arrondissement, tandis que le sien s’étendait à tout Paris ainsi qu’à une partie de la couronne. Monseigneur se déplaçait en Jaguar Sovereign — un modèle vert anglais de 1986 qui ne lui avait pas coûté très cher. Il m’en avait montré la facture acquittée. Sa clientèle était faite de tenanciers de bar, de garagistes et de fripiers. Il avait ses entrées dans chaque casse de la région parisienne. Il connaissait des Lavomatics et des sociétés d’entretien, des entreprises de gardiennage, des compagnies de transport et des prêteurs sur gages. Il avait des amis chez les loueurs de voiture, les grossistes en fruits et légumes et les réparateurs de télévision. Il était influent dans plusieurs agences de travail intérimaire. On le recevait dans les cercles de jeux aussi bien que dans les tripots clandestins. L’un des acolytes qui lui rendaient le plus fréquemment visite avait fait fortune en achetant des péniches et en transportant du sable de Nemours pour tous les grands travaux d’État.
Je ne déteste pas rouler en Jaguar. Nous partions sur le secteur. Monseigneur restait en liaison permanente avec le commissariat grâce à un téléphone de voiture qu’il payait de ses deniers. Il avait aussi un scanner calé sur la fréquence de Radio-Cité. On pouvait presque tout entendre et être joints à chaque instant. Si ses bizness avaient quoi que ce soit de discutable, en tout cas je ne m’en suis jamais aperçu ouvertement.
Il avait quelques amies remarquablement belles. Il faisait presque exclusivement dans la beurette, mais toutes les beurettes sexy ne sont pas forcément des tapins. Il guignait d’occasion une Nissan Patrol qui paraissait sortir de chaîne, mais tous les commissaires-priseurs ne sont pas forcément des faisans. S’il avait craint de connaître des turbulences avec moi, Monseigneur en était pour ses frais. Par moments, je sentais bien qu’il faisait peser sur moi un regard inquiet, mais il n’y avait pas de raisons. J’avais cessé d’être Dieu. Il faisait bien trop froid pour cela.
Bardineau se tenait en lisière. Il m’avait invité deux ou trois fois à déjeuner. C’était un triste sire. Un criminel est souvent un trop petit homme perdu dans une histoire qui le dépasse, ou un grand homme engoncé dans une trop petite histoire. Lui était un être falot et bilieux, un pauvre hère victime d’un destin minuscule. Il avait peur des armes, il avait peur des hommes, il avait peur de tout. Il craignait Monseigneur plus que toute autre puissance au monde. Il était équipé pour être patron comme moi, pour faire de la physique quantique. En tant que commissaire, son seul souci était la police des aliénés. Il n’osait pas s’adresser à Monseigneur. Il me disait à moi :
— Dites, monsieur le Divisionnaire, vous penserez de rappeler à vos hommes de faire le contrôle des aliénés.
Les commissariats de Paris tiennent un fichier des aliénés. Chaque inspecteur pourvu d’un secteur doit les visiter régulièrement. Si on avait écouté Bardineau, il aurait fallu le faire chaque semaine. Lorsque Monseigneur entendait parler des aliénés, il piquait une colère qui faisait trembler murs et plafonds. Bardineau se terrait dans son bureau. Monseigneur y faisait irruption. Il rentrait en flanquant un grand coup de poing dans l’armoire. On l’entendait hurler à pleins poumons, on percevait à peine les obscures dénégations de l’autre. On devinait que Bardineau finissait par se confondre en excuses. Aux aguets, l’oreille tendue, tout le monde était mort de rire, même les clients qui n’y comprenaient rien.
Finalement, on voyait sortir Monseigneur et Bardineau, pour ainsi dire bras dessus bras dessous. Ils avaient refait la paix. Tout le monde se retenait de rire le temps qu’ils sortent. On les voyait rentrer au Narval. Bardineau en ressortait le premier avec peine. Il mettait un temps infini à retraverser. Il donnait l’impression d’une chenille hébétée. Depuis le seuil du troquet, un petit cigare serré entre les dents de devant, Monseigneur le regardait progresser en le couvant des yeux, babines retroussées. Toujours, il avait alors un froid sourire de haine qui l’enlaidissait.
Le lendemain ou le surlendemain, Bardineau me coinçait entre deux portes. Il prenait son air d’ayatollah, un air qui ne parvenait toutefois qu’à lui donner une expression fourbe et craintive.
— Dites, monsieur le Divisionnaire, vous penserez de rappeler à vos hommes de faire le contrôle des aliénés.
Je voyais miroiter ses grosses lunettes braquées sur moi. Il était obligé de lever la tête. Il tordait le cou en martyrisant son nœud de cravate. Plus que tout autre sentiment, j’éprouvais de la pitié à son égard. Il m’embarrassait. Je promettais de penser. Il s’épanouissait.
— Ah ! c’est bien, monsieur le Divisionnaire. C’est bien. Les aliénés. C’est très bien. Je vous fais confiance, monsieur le Divisionnaire.
Il retournait à ses huissiers. Naturellement, je ne disais rien à personne. Je m’enfermais dans notre antre. Lorsque Monseigneur n’était pas là, je m’installais dans son fauteuil. Le bouclard était passablement vaste, mais toujours sombre. L’unique fenêtre munie de solides barreaux donnait sur une cour noire comme un four. J’allumais la lampe de bureau. J’écoutais un peu de blues dans mon walkman, à peu près tout le temps la même chose. J’expédiais les rapports, la saisie des statistiques. J’établissais les tableaux de service ainsi que les tours de permanence. Utilité sociale, zéro.
De temps en temps, je prêtais mon nom et ma qualité d’officier de police judiciaire pour des fouilles à corps et des gardes à vue. Faute de grande, l’envie même de faire de la moyenne police m’avait quitté. Il m’arrivait parfois de sortir mon .45 du tiroir et de m’abîmer dans sa contemplation. Plus rarement, je le démontais pièce par pièce, je le nettoyais et je le remontais. J’en étais capable les yeux bandés. Je l’avais fait dans la boue en pleine nuit, sous la pluie battante ou par moins trente au camp du Valdahon. À d’aussi basses températures, la peau reste collée au métal. C’est seulement bien après qu’on ressent une douleur cuisante. Lorsque j’avais terminé, je remplissais le chargeur et l’engageais dans la crosse. Je visais droit devant moi un point imaginaire. Peu à peu, une silhouette se dessinait. Je baissais mon arme, j’enlevais le chargeur. Je remettais tout dans le tiroir. Je fermais à clé.
J’allais prendre un verre au Narval. Malou me servait, venait s’accouder en face de moi. Elle regardait la rue dans mon dos. Une autre sorte de Fernand. Un soir qu’il était mûr, Le Fennec m’a raconté qu’elle avait eu une histoire d’amour avec un type. À l’époque, elle travaillait comme hôtesse montante dans une boîte de Pigalle. Les choses avaient mal tourné. Son coquin avait fini par lui larder le bas-ventre à coups de rapière. Elle avait bien failli en crever. Peu de temps après, Roméo avait disparu de la surface de la terre. Quelques semaines plus tard, Malou était venue se présenter au Narval, qui ne s’appelait pas encore le Narval. Elle non plus ne s’appelait pas encore Malou. Elle s’appelait Marie-Louise. Elle était restée. C’était il y a vingt ans. Le Fennec savait tout ça, parce que c’était une payse à lui. En plus, à force de traîner partout par tous les temps, il était devenu la mémoire d’un petit bout de la rue. Une mémoire qui comportait sa bonne part de lacunes et d’approximations, ses ragots et ses idées fixes, mais une mémoire tout de même.
En quinze jours de froid et de glace, en quinze jours de stationnement alterné, en quinze jours de quart, j’étais devenu un autre homme. Certainement pas plus aimable, mais à tout le moins plus distant et réfléchi. Moins nerveux et moins emporté. À l’heure de la fermeture, Alex venait parfois me chercher. Avec une insolence tranquille, elle posait sa Mercedes sur l’emplacement réservé aux voitures de police. Quand elle était très en verve, elle la mettait à cheval sur le trottoir. Si j’étais au Narval, elle venait me rejoindre sans tarder. Elle fendait la petite foule qui se pressait au comptoir.