— Tu es devenu terriblement distant, a remarqué Alex.
Je ne l’avais pas entendue s’approcher.
— Ta drôle d’habitude de te promener pieds nus.
— Il m’arrive parfois de descendre de mon piédestal. Je croyais que ça ne te déplaisait pas ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Qu’est-ce que je pourrais faire pour te plaire ?
— Question sans objet, mon ange.
Elle a fait la grimace.
— Le dîner est prêt.
— Il est plus de minuit, Alex.
— Pas d’heure pour les braves. Tu fais la gueule ?
— Aucune raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Pas la moindre idée.
Je ne pouvais pas lui dire. La moindre grimace à présent me coûtait un effort presque surhumain. Peu à peu, à force de lassitude et de dégoût de soi, le monde se vidait de toute substance humaine. Alex elle-même reculait peu à peu dans l’image. Je ne pouvais pas m’en prendre à elle. C’était quelqu’un de courageux et de gentil à sa façon. Je ne doutais pas qu’elle fût pleine d’affection pour moi, ni qu’elle ne souhaitât réellement m’aider. Il aurait fallu pour cela que j’y mette un peu du mien. Je n’en voyais plus la nécessité. Je ne pouvais m’en prendre à personne. J’avais déjà abandonné trop de terrain. Si l’on exceptait les rares instants où Lady Day me parlait, de loin elle aussi maintenant, mes états de conscience revêtaient de plus en plus un tour crépusculaire.
Un jour, on a cessé bel et bien de rêver. On ne s’en rend pas compte tout de suite. C’est une longue descente, plutôt assez paisible d’ailleurs. On s’engourdit. On renonce même à l’envie de parler aux fantômes qui ne cessent plus de surgir sur notre route. On sent bien qu’ils voudraient vous faire un bout de conduite, mais c’est maintenant trop fatigant et compliqué. Tout vous devient à la fois transparent et impénétrable, sans mystère et insoluble. Il reste quelques regrets minuscules, des souffrances mais elles sont de moins en moins pathétiques, de moins en moins pesantes et distinctes. Je ne lisais plus beaucoup, je passais des heures à réfléchir. J’aurais été bien en peine de dire à quoi. De temps en temps, je me secouais. Je donnais alors l’impression d’un canasson étique et fourbu, attaché à une charge inutile et rebutante.
À l’extérieur, naturellement, le grand cirque de la vie se poursuivait sans désemparer. Il tenait de plus en plus de la pantomime. Non pas que ses acteurs en fussent insincères ou dénués de talent. Ils étaient pour la plupart très bons et Alex par exemple était vraiment excellente dans son registre, mais c’était seulement qu’il se faisait tard et que la nuit tombait. Je ne lisais plus beaucoup. Lorsqu’il m’arrivait de regarder la télévision, j’enlevais le son. Les mots me donnaient mal à la tête, les meilleures intentions constituaient un fardeau presque intolérable.
Alex se rendait compte de quelque chose. Elle attribuait cela au fait qu’on m’avait relégué en commissariat. Elle me disait :
— Tu as changé. Tu ne parles plus. Depuis que tu es là-bas, on dirait un homme qui s’enfonce dans le sable. J’ai horreur de cet endroit. J’ai horreur de ces flics. Ils te font plus de mal que de bien.
— Ils ne me font rien du tout.
— On dirait que tu n’as plus très envie de baiser. Qu’est-ce que tu me reproches ?
— Rien du tout, Alex.
Les seuls reproches possibles, je ne pouvais les adresser qu’à moi et je n’en voyais pas la nécessité. Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, disait-on. Je n’avais jamais été un lion. Nous étions à table dans un coin du salon. Le feu crépitait avec un entrain féroce. Alex me dévisageait.
— Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? Ça serait plus simple de le dire, tu ne crois pas ?
— Je ne crois pas.
— Tu es mal dans ta peau. Je comprends ce que ça doit être, pour toi… Te faire shooter comme ça…
— Aucune importance, mon ange.
Elle comprenait beaucoup de choses, mais pas au bon endroit. Comme la plupart d’entre nous, elle confondait le symptôme avec la maladie. Décemment, je ne pouvais lui en faire grief. Elle portait en elle un formidable appétit de vivre. Je savais qu’elle m’enterrerait. C’était ce qui la rendait précieuse à mes yeux.
Alex avait un physique de reine et un potentiel vital incomparable. Elle était faite pour courir et nager, pour éclater de rire et pour danser. Elle était conçue pour se faire griller nue au soleil. Je la voyais volontiers virevolter en rollers, vêtue de couleurs fluo acidulées, parmi des jeunes gens de son âge éclatants de santé, bronzés, allez savoir pourquoi des surfeurs de la Côte Ouest. Pas exactement mon genre, pourtant, les surfeurs. La beauté est un heureux privilège, la vie aussi. Alex avait le standard cal-look. Elle n’aurait pas déparé parmi tous ces types et ces filles admirablement bien faits. Elle y aurait même remporté un franc succès. Une des Alex, tout au moins, celle qui n’émettait jamais la moindre objection lorsqu’il s’agissait d’écarter les jambes.
Comme quoi on peut se tromper, en bien comme en mal…
C’est sûr de plus qu’elle ne me facilitait pas les choses avec son attachement. J’avais beau le trouver suspect, je sentais bien aussi qu’il avait quelque chose de vrai et de profond, de passablement aveugle, de presque enfantin. De ce fait, il avait quelque chose d’un peu effrayant. C’est sûr que j’aurais dû faire attention à moi, à elle, à tout, seulement la nuit était en train de monter. De toutes les façons, je ne la voyais pas finir avec un baltringue en train de tomber.
Il se faisait tard. Je prévoyais l’instant où il faudrait se séparer. Par-dessus la petite table ronde, Alex m’a pris la main.
— Je n’aime pas te voir malheureux.
— Je ne suis pas malheureux.
— Tu n’es pas heureux non plus.
— Question sans objet.
— Tu me l’as déjà dit à propos d’autre chose.
— Je te l’ai déjà dit à propos de la même chose.
— Je ne veux pas que tu sois malheureux avec moi.
— Tu ne veux pas. On ne peut commander certaines choses.
— Dis-moi la vérité. Tu as rencontré quelqu’un d’autre ?
— Même pas.
Je savais bien qu’il faudrait finir par dire la vérité. Remettre au lendemain ne pouvait que rendre les choses plus amères et plus compliquées. Alex était une femme merveilleuse.
— Pas de pommade. Ami, fais ce pourquoi tu es ici.
— Je ne suis pas Judas, Alex.
C’était une femme merveilleuse, réellement. C’était ma dernière porte de sortie, quand bien même j’aurais presque pu être son père. Beaucoup à ma place n’auraient pas hésité un seul instant et avec les meilleures raisons du monde. Je ne leur aurais pas donné tort. Chacun son trip. La vie ne m’avait pas essayé dans un genre heureux. C’était trop tard maintenant pour en changer. Je n’avais jamais été très clair, à présent je m’embrouillais pour de bon. J’ai dit tout doucement :
— Je ne me plains pas, mon ange. Les choses qui se produisent sont celles qui devaient arriver. La vie est une sorte de théâtre. On commence jeune premier ou soubrette de comédie, on débute valet ou figurant, sur un mode tragique ou non, peu importe. Bien vite, le rôle vous colle à la peau. On n’échappe plus à son personnage. C’est entendu presque tout de suite.
— Ce qui veut dire ?
— Que je suis trop vieux pour changer de grimaces.
— Je ne me suis pas aperçu que tu grimaçais.
— Tout le temps, mon ange. Tout le temps.
— Charmant. Sois clair, pour changer.
— Je ne veux pas me disputer avec toi. Je ne veux plus me disputer avec personne. Tu es quelqu’un de formidable. Moi pas. Pas un sale type non plus. Un sale type verrait où est son bac à sable — et j’en ai connu de bien pires. Je suis un homme qui a attrapé la rampe de sortie. Peu importe les raisons. Bonnes ou mauvaises, ce sont les miennes. Il aurait fallu se rencontrer avant ou dans une autre vie.