— Intéressant.
Elle m’avait lâché la main. Elle était livide. Je sentais sa souffrance tournoyer autour de nous. Elle était presque aussi palpable que le froid dehors. Elle me faisait une peine infinie. Elle a porté machinalement les doigts à sa gorge, tout aussi machinalement elle a bu quelques gorgées de vin. C’était un très bon Volant. Manifestement, quelque chose avait du mal à passer. Alex a fait la grimace :
— Je ne m’attendais pas à ça. Je me doutais vaguement d’un truc, depuis quelque temps. Je pensais qu’il y avait quelqu’un d’autre.
— Personne d’autre. Je suis fidèle, Alex, bien plus que tu ne peux le penser.
— Je le sais, va. J’ai une confiance absolue en toi. Pas de vrais griefs à mon égard, en somme ?
— Aucun grief.
— Ta rampe de sortie, pas moyen d’y échapper ?
— Il aurait fallu s’y prendre plus tôt. Ou autrement. Navré.
— Pas autant que moi. J’aurais préféré que ce soit à cause d’une autre femme. Je m’en serais accommodée.
— Pas d’autre femme.
— J’aurais dû m’en douter. Un homme en train de s’enfoncer dans le sable. Je vais être claire avec toi. Je déteste la maladie. La déchéance me dégoûte. J’ai encore plus peur de vieillir que de mourir, et j’ai très peur de mourir. Tu veux savoir ?
— Oui.
— J’ai horreur du laisser-aller. Tant qu’on est vivant, on se bat.
— Tant que, oui.
— Je préfère qu’on se quitte, plutôt que de te voir continuer à te détruire. Je ne supporte pas que tu t’abîmes. Si tu as réellement décidé de couler, je ne t’en empêcherai pas, mais ça sera sans moi. Est-ce que je suis claire ?
— Limpide.
— Pas même pour coucher ensemble de temps en temps. Ça va me manquer, mais tant pis. Un clou chasse l’autre.
— Correct.
— Est-ce que c’est clair ?
— Parfaitement clair. À un détail près : on ne décide pas de couler. On coule, c’est tout.
— Je ne veux pas en discuter. Si tu me demandes de t’aider, je le ferai de toutes mes forces. Si c’est pour continuer tes conneries, je te dis non tout de suite. Alors ?
— Tu me vois en gigolo ?
— Pas très bien, non…
— Alors ?
Je suis parti dans la nuit, presque tout de suite. Si je ne l’avais pas fait tout de suite, dès qu’elle avait tourné le dos, je n’aurais jamais pu le faire. Je me serais trouvé des raisons. Le corps est infiniment plus lâche que l’esprit le moins courageux. C’est lui seul qui nous rattache à la fin aux vagues plaisirs qu’on veut bien encore attendre avant de fermer une bonne fois pour toutes. Je le sentais, mon corps, comme un chien très peureux qui n’aurait plus voulu avancer. Têtu, borné, un chien qui aurait trop pris de coups. Alex devait penser qu’il faisait trop froid, que nous étions trop loin de tout. Elle était montée se coucher. Elle faisait la gueule, à juste titre. Je fumais devant le feu. Les os me faisaient mal, les articulations aussi. Je m’étais dit, comme au moment de sauter dans le vide :
— Maintenant. Maintenant, sinon ça sera jamais.
J’avais été chuteur opérationnel. Je savais ce que c’était de sauter en pleine nuit. Aussi longtemps qu’on tombe avant d’ouvrir le piège, on a la certitude de voler, libre comme un oiseau. On ne vole pas. On tombe. Mes vieilles fractures me faisaient mal, mes regrets aussi. Je savais qu’Alex avait raison. Le feu ne rigolait plus. Il grignotait un rondin de cèdre. Il prenait son temps. Il avait son temps. Moi pas.
C’est tentant, sa niche. On se voit déjà roulé en boule, à se faire un peu de gras, à éponger la vie au fur et à mesure comme elle vient. Question niche, la mienne aurait été dorée à l’or fin. Je fixais le feu. Jamais je n’avais eu un grand sens du confort.
— Maintenant.
Il m’a fallu peu de temps pour me retrouver sur la route. Tout au début, le froid m’a lacéré les poumons. La lune me faisait un bout de conduite. Elle était large, plate et très tranchante et luisait d’un éclat maléfique.
Sa vigilance avait l’air extrême. J’ai commencé par avancer trop vite, comme souvent dans une marche de nuit. Le vent me prenait plein face. J’ai dû régler mon pas, tout comme on règle un tir d’artillerie. Je n’avais pas un gros barda, seulement mon sac en Nylon et ce foutu .45 qui me pesait sur la hanche. Je faisais un drôle d’équipage, tout de même, à déambuler sur cette route à pareille heure. C’était un coup à se faire serrer par les gendarmes. Il faisait trop froid, il était trop tard et j’étais trop peu. Pas de gendarmes. Rien que la lune qui allongeait mon ombre, le vent qui me piquait la figure. Le froid. Le plus pénible, c’était les oreilles. Elles me faisaient un mal de chien. Je redoutais de les frôler ne serait-ce que du bout du doigt, j’avais trop peur qu’elles ne tombent à mes pieds.
J’ai battu le briquet pour voir l’heure qu’il était. Mon Oméga disait trois heures trente. Impossible de me rappeler à quelle heure j’avais quitté. Il y avait quatre ou cinq kilomètres de départementale dans la forêt, puis à peu près autant de nationale pour parvenir au premier bourg. Une trotte de dix à douze kilomètres. Rien de mortel pour quelqu’un qui avait servi dans les commandos de chasse. Je respirais mal, la tête me tournait. Je ne me voyais quand même pas revenir sur moi-même, à présent que le plus pénible était fait. Sous mes talons, la chaussée comme vitrifiée rendait le son terne qu’a le sol gelé en profondeur. Une chouette m’a occupé un moment. Elle chuintait faiblement à quelque distance. On aurait dit une plainte destinée au classement sans suite. Je ne savais pas que les chouettes chuintaient l’hiver. Question sans objet.
La lune avait bougé. Elle n’allait pas tarder à me doubler par le travers lorsque j’ai entendu un bruit de moteur. Il était ténu, presque feutré, et semblait provenir de derrière mon dos. Je longeais depuis cinq ou dix mètres un talus planté de pins. J’ai détalé du milieu de la route, j’ai escaladé à toute vitesse et je me suis mis en embuscade à plat-ventre. Quelques secondes plus tard, la Mercedes est passée en pleins phares. Alex conduisait toujours avec une semelle de plomb. Elle allait trop vite pour un repêchage. Je l’imaginais plus en colère qu’inquiète. Pour tromper la faim et le froid, j’ai mâché une cigarette. Chef de harka. Unité commando. J’avais commandé dans les Nementchas, en décembre 1961. Il faisait froid aussi, mais j’avais mon poncho et un trou pour me terrer. Tout s’embrouillait un peu.
Alex m’embêtait, avec sa sortie. Il fallait soit attendre qu’elle repasse dans l’autre sens, soit prendre le risque de couper à travers bois et champs. Je n’avais pas une assez bonne connaissance du terrain pour m’y risquer. D’un autre côté, à trop me refroidir je risquais de ne plus pouvoir me relever. Je lui ai donné dix minutes pour revenir sur ses pas. La terre sous moi était d’une dureté effroyable. Même sous un feu d’enfer, je n’aurais pu m’y creuser le moindre trou. Dix minutes, une heure, quelle différence ?
Ce qui m’a sauvé, cette nuit-là, c’est le piano d’Errol Garner. Il jouait une composition de Deutsch qui s’appelle, je m’en souviens, When a Gypsy makes his Violin Cry. C’était une pièce sans grande difficulté, mais d’un lyrisme ébouriffant. Je l’avais écoutée inlassablement car je m’étais mis en tête de trouver son toucher. Schématiquement, on a toujours dit que ce que Garner avait d’inimitable, c’était un décalage rythmique par retard de l’attaque. Il avait une fabuleuse main gauche, mais qui n’expliquait pas tout. Je retrouvais chaque note, la moindre variation mélodique, je me rappelais clairement. Rien d’autre qu’un Steinway blanc. Rien que des notes, ni écrites ni jouées. Des notes. C’est la musique qui m’a sauvé.