C’était indiscutable. Une fois par mois, Monseigneur s’isolait tout seul dans son bocal. Il se faisait prêter un ordinateur portable, un Mac avec écran couleur. L’affaire durait quarante-huit heures. Personne ne savait comment il s’y prenait. Ses statistiques étaient un modèle de cohérence, de précision et de clarté. Nul ne pouvait y trouver quoi que ce soit à redire. Ensuite, il remplissait les formulaires avec un stylo à plume, à l’encre violette. Chiffres et lettres avaient un tracé minutieux, suranné, élégant, avec même des pleins et des déliés. C’était une écriture d’instituteur de l’ancien temps. Monseigneur avait été instituteur avant de rentrer dans l’Usine.
Pour faire les ‘states, il portait des lunettes demi-lune. Quand il avait terminé sa copie, il levait les yeux et m’adressait un regard joyeux. Il proclamait de son ton de férocité :
— Les Français parlent aux Français. Monseigneur encule la préfecture de police. (Il confiait avec jubilation :) Les connards du bureau central savent que tout est bidon, mais macache pour me redresser. C’est ça qui fait la beauté du geste.
Comment lui donner tort ? La tragédie comporte l’inconvénient de donner trop d’importance à la vie et à la mort. La fin, je la voyais de plus en plus sous la forme d’une sorte de petite farce assez grotesque, très aux antipodes du sublime crispé dont fait montre l’art tragique — la mienne, de fin, en tout cas. À onze heures et quart, nous n’avions toujours pas quitté le Narval. Monseigneur avait fait signe à Malou qu’il était temps de passer aux apéritifs. À midi, la vague montante nous a amené toute sa population habituelle de manards, de secrétaires et de coiffeuses, de petits cadres et de commerciaux qui avaient coutume de déjeuner dans l’établissement.
C’étaient pour la plupart des habitués, et il y avait quelques très jolies filles. Le seul reproche que je leur aurais fait, si mon avis avait compté, c’est que je les trouvais bruyants. C’étaient presque tous des gentils grouillots, ils nous payaient des coups à boire, ils nous ménageaient, c’est sûr, Monseigneur et moi, comme on ménage ces sortes de dieux tutélaires auxquels on ne croit plus guère mais autour desquels s’attachent encore d’anciennes et imprécises superstitions, des rumeurs de malédictions et de sortilèges qui les rendent encore vaguement redoutables. Ils faisaient du bruit, mais pas de manière ostentatoire ni pour nous déplaire. C’était un bruit sui generis, pour ainsi dire. On n’arrivait presque plus à entendre celui du flipper, un vieux Gottliebs qui se laissait martyriser pendant des heures pourtant, du matin au soir, juste à l’entrée.
J’ai levé les yeux. Le type en manteau vert avec ses mitaines de para-commando se tenait au comptoir. Ses deux yeux étaient braqués sur moi, franchement, ouvertement. J’ai mis du temps à me rappeler où et quand je l’avais vu pour la première fois. C’était au Narval, le soir de ma rupture avec Alex. Au juste, il ne s’était pas produit de rupture au sens strict, puisque personne n’avait jamais rien promis à personne dans cette affaire. Cette fois, le type me regardait. On aurait dit qu’il avait reconnu le terrain, mais qu’il hésitait encore sur la tactique à adopter et la conduite à tenir. J’ai regardé ma montre. Treize heures.
Monseigneur m’a déclaré :
— Je vais déjeuner chez Saïd.
— Aperçu.
— Tu en es ?
— Pas cette fois, merci.
Il est parti rapidement. À sa place, l’homme en manteau vert s’est matérialisé comme par enchantement. C’était le genre d’enchantement dont je me serais bien passé. Il ne m’arrivait pas à l’épaule, il portait une canadienne trempée et il sentait la brillantine. L’odeur de brillantine me révulse plus que celle d’un chien mouillé. Plus personne ne se met de brillantine dans les cheveux et c’est heureux. Ce seul fait m’incline à penser que l’humanité est capable, ne serait-ce que par exception, d’effectuer parfois un grand bond en avant. En général, elle le fait toujours lorsqu’elle se tient juste au bord de l’abîme. L’animal puait la brillantine. Il avait vraiment des yeux en boule de loto. Il s’est adressé à moi en fixant un endroit quelconque de l’autre côté de la rue. Il m’a dit :
— J’ai quelque chose pour toi.
Il m’a glissé sa carte. On aurait dit un enfant de chœur en train de passer une photo de cul à un autre en pleine sacristie. Il a ajouté :
— Quinze heures. Tu as l’adresse. Je suis sûr que ça va te plaire.
Lui aussi, il est parti. J’ai enfouillé sa carte, j’ai essayé de payer quelque chose. Malou s’est bornée à hausser les épaules. Je suis sorti dans la pluie, j’ai traversé en hâte et je me suis retrouvé dans la tiédeur tranquille du bureau des pleurs. L’équipe de permanence entre midi et trois s’occupait pour moitié à jouer avec le minitel et pour moitié à badiner avec la troublante Charlotte.
Charlotte était une bougresse dans les trente ans. Elle était rose et poupine. Aussi haute que large, la chair compacte, elle avait un physique trapu et solide de fille de ferme. Elle ne craignait ni la chaleur, ni la pluie, ni le gel, Charlotte. Elle portait hiver comme été une robe moulante et courte sous son imperméable en plastique. Elle avait un petit sac à main dans lequel elle transportait sa carte d’identité, du rouge à lèvres, un flacon de Synthol et des capotes. Elle avait des chaussures à talons bobine. Elle donnait l’impression de quelqu’un qui se récure dix fois par jour à l’eau de javel. Elle avait à fleur de tête de très beaux yeux bleu pâle, d’une inexpressivité absolue.
Chaque fois qu’elle me voyait, elle tenait à me montrer sa culotte. Deux ou trois fois, elle m’avait offert des fleurs. Comme Monseigneur lui avait confié un jour que j’avais une grosse trique, elle tenait aussi à toute force à me sucer. Je manquais à son palmarès. Elle n’y est jamais arrivée.
Charlotte n’était heureuse que les jours de manif. Elle allait alors d’un car de CRS à l’autre. Elle faisait des pipes à tout le monde. Il faut dire que les malheureux s’emmerdaient ferme. Elle ne faisait pas vraiment de mal. Tout le monde la connaissait. Quand ils la voyaient, les officiers les plus pointilleux essayaient bien de la chasser, mais elle les pourrissait. Elle gueulait à tue-tête. Elle braillait des obscénités rares. Pour en finir, il fallait appeler les flics. D’autres flics. Charlotte braillait, elle se faisait embarquer. Au poste, elle vociférait encore plus fort, finissait par se foutre à poil. Elle disait des insanités — et des choses qui n’en étaient pas. Dans la bande de gardons, il y en avait toujours un ou deux qui, à un moment ou à un autre, avaient bénéficié de ses attentions. Question queues, elle avait une mémoire terrible. Elle avait l’art de rappeler des choses blessantes. On la faisait se repoiler, on la flanquait dehors. Dix minutes après, le cirque recommençait.
Elle ne redoutait que Monseigneur. Même Bardineau, qui était pourtant le patron, elle n’en avait pas peur. Quand il savait qu’elle était dans les murs, Bardineau se bouclait à double tour dans son placard. Question faux cul, il était très fort. Plusieurs soirs, il m’avait suggéré :
— La dame Charlotte, on pourrait la faire inscrire aux aliénés, vous ne croyez pas ?
— Je ne crois pas. Il faudrait pour ça qu’elle soit dangereuse pour elle-même ou pour autrui. Le seul fait de pratiquer des fellations à répétition ne permet pas d’établir une quelconque témibilité à son encontre.
— Ah ! c’est vous le juriste, monsieur le Divisionnaire ! C’est vous le juriste ! N’empêche, sur le plan hygiénique, quand même la dame Charlotte…
— Elle officie avec le secours du latex, patron. Entre chaque prise, elle se fait des bains de bouche. Elle va chez le dentiste tous les mois. Elle passe test sur test.