— Pas d’embrouille. Tu as ce qu’il faut ?
— J’ai tout ce qu’il faut. Seul, connard, n’oublie pas…
J’ai coupé la communication. Cinq secondes, un record. J’ai écrasé nos deux cigarettes, puis j’ai saisi Alex par les cheveux.
— Travail-famille-patrie, chérie. C’est peut-être la dernière fois, alors tâche de faire ça bien.
21
Il y a cauchemar et cauchemar. L’un de ceux qui me sont le plus insupportables, c’est encore bien l’image de ce gros porc en train de se tortiller sur son fauteuil en tâchant de reprendre son souffle. Il a les poignets menottés derrière le dossier, les chevilles attachées. Il n’a ni chaussures, ni chaussettes. À ses pieds, le balatum est couvert d’eau sale. L’abruti tourne des yeux blancs. Il montre dents et gencives. On dirait un pitoyable vieux cheval fourbu et terrifié. Il remue la tête. Il y a du sang partout. Il ne tiendrait à rien que tout s’arrête, qu’un peu de paix revienne.
Sur le bureau, il y a la mallette ouverte. Une grosse mallette en cuir, très cossue et respectable. Elle est remplie de fric. Le fric d’Alex. Mon con joli bave et bouge le front. Il tressaille et ses yeux se portent sur la monnaie. Je sors mes Camel. Cent plaques. Un joli blot. C’est sans doute ce qui l’aide à supporter l’électricité. Pourtant, il n’y a pas que ça, dans la vie, le fric. C’est vrai : il y a aussi l’argent. Je tripote mes cigarettes, cherche ma camarade des yeux.
Alex est adossée à la porte, les chevilles écartées. À peine maquillée, elle porte le tailleur noir que je lui préfère. Elle tient l’automatique de Bozzio entre ses doigts. Il a le museau braqué par terre, mais on devine que s’il le fallait, elle saurait s’en servir tout à fait proprement. On devine aussi que la scène qui se déroule sous ses yeux suscite en elle des sentiments passablement troubles et contradictoires. Alex ne le sait pas encore, mais pour moi elle a déjà rejoint le monde des ombres. Dehors, une voiture passe dans la rue. On entend ses pneus chuinter sur l’asphalte mouillé.
Il fait chaud et poisseux dans le petit bureau. À un moment donné des réjouissances, Bozzio s’est chié dans le froc. L’odeur de la merde s’ajoute à celui de la viande brûlée. Je le voyais moins résistant, moins borné, mon canaque. J’allume une cigarette, tout en l’observant. Il ne tiendrait qu’à lui que ça soit fini. Sale con. Je fume, les pouces dans mes passants de jean. J’ai dans la tête les premières mesures de Wild Man Blues, de Morton et Armstrong. Le saxo soprano de Sidney a quelque chose de vaguement maléfique. Il n’y a rien au-dessus du blues, sauf peut-être le blues. Je fume tout une cigarette. Je regarde ma montre. Elle indique trois heures. Je prends Bozzio par les cheveux.
— Trop longtemps que ça dure. File-moi cette putain de cassette.
Il ne répond rien. Il se contente de me regarder. Je hausse les épaules. Je lui remets des chiffons dans la bouche. Je m’occupe à vérifier les menottes. Je contrôle les fils. Ils sont bien à leur place, sous le sparadrap à la base du cou. L’un des deux s’est enfoncé dans la chair. On dirait une écharde noircie. Saloperie de merde. Ce que je lui fais, il l’a fait à des dizaines de bougnoules dans une autre vie. Les pauvres types n’avaient pas une chance de survivre, lui oui. Avait de remettre le courant, je me penche sur son visage.
— Écoute-moi, pauvre con. Depuis la chute du communisme, on n’a plus personne à haïr, alors on se hait entre nous. Je me fous que tu vives ou que tu crèves. Fais signe quand tu en auras assez.
Je vais presser de nouveau sur l’interrupteur, mais avant même que le jus n’arrive, Bozzio se dégonfle comme une baudruche. Il en a sa claque. Il abdique. Il remue la tête avec frénésie. Il pleure. Il tape des pieds. Je lui enlève son bâillon. Je suis aussi soulagé que lui. Il s’allonge, d’une voix blanche. Le coffre est dans le petit réduit à côté, derrière l’un des deux tableaux anatomiques censés représenter nos points d’énergie vitale. Énergie vitale, mon cul. Ces conneries New Age me donnent envie de gerber. Où on va, maintenant on le sait bien, pas de doute : au trou, donner à becqueter aux asticots. C’était ça, la destinée ultime, filer de quoi clapper aux bloches, alors le reste… Le reste, c’est de la zoubia, de la roupie de sansonnet, tout un gros paquet de merde dans un bas à varices.
Dans le coffre, il y a un autre Beretta 92 neuf, avec dans la crosse un plein chargeur de cartouches aux ogives cuivrées, des très hautes vitesses. Tellement dangereuses qu’on les interdit en tir de police, ce qui n’empêche personne de s’en servir. On a tenté de limer les numéros sur la carcasse du pistolet. La précaution est risible, à présent qu’on sait comment détecter les traces d’écrouissage grâce aux lampes à fluorure de sodium. Je glisse le pistolet sous mon ceinturon au milieu du dos. Il y a aussi plusieurs grosses enveloppes kraft. Elles contiennent des cassettes vidéo Hi 8 en Pal. Chacune d’elle porte la mention de la personne concernée, avec la date et l’heure de la surveillance. Sérieux, Bozzio. Conscient et organisé. On voit bien qu’il a fait partie de la Maison. Je retrouve la cassette qui m’intéresse. Je la mets dans l’un des magnétoscopes, allume le moniteur.
Action. Dans l’image, on voit arriver Mallet. Laguna. Il ne lui reste plus très longtemps à vivre. Il descend de voiture. Dans la lumière du parking, un jeune-vieux quadra portant encore beau, encore capable de morgue et d’insolence. Il s’en trouve dans toutes les majorités de ce monde, dans toutes les allées de tous les pouvoirs — et même dans les contre-allées. Il escalade les marches de l’hôtel, un peu comme s’il s’agissait de celles de l’Assemblée. Il transporte une grosse sacoche. Il va d’un pas vif et décidé. Il disparaît dans le hall. Dans le coin inférieur droit, le jour et l’heure. Merveilles de l’électronique. L’opérateur ferme au noir.
Il rouvre quand arrive la Mercedes. Alex la range et descend. C’est tout ce que je voulais savoir. J’enlève la cassette du magnétoscope et je l’empoche. À la réflexion, je fais aussi main basse sur les autres.
Je retourne à côté. Alex me regarde, mais pas lui. Lui a le menton sur la poitrine, le buste en avant. Seules les pinces le retiennent de s’affaler par terre. Bozzio est tombé dans le coaltar. Alex me parle avec la figure de côté, comme si elle se tenait sous un vent dur, violent, qui la frapperait en pleine face. Elle articule, de façon pénible, syllabe par syllabe :
— On dirait qu’il n’a pas l’air bien.
— Métier d’homme, Chérie. Carrière de courage.
Je monte sur une chaise et j’enlève le trombone du porte-fusible. Le métal est noirci, bleuté, mais il a tenu le choc. Je remets le bon fusible en place, essuie la porcelaine. Alex m’observe, tandis que je fais le ménage. Son regard est lointain et indéchiffrable. Je lui enlève le pistolet des mains et le nettoie. J’éjecte le chargeur, retire les cartouches avant de le poser sur le sous-main devant Bozzio. J’arrache les fils électriques de son cou, j’enlève le sparadrap. Les brûlures tournent au violacé et l’une d’elles saigne. J’enfonce mon pouce derrière le maxillaire, deux ou trois centimètres sous l’oreille gauche. Le cœur bat toujours. J’enlève la prise, enroule le fil autour de ma main et l’empoche. Je referme la mallette et la remets à Alex. Avant de partir, j’enlève les bracelets à Bozzio. Il glisse en avant, tombe sur les genoux.
Je prends Alex par un coude et, après un dernier coup d’œil partout, nous sortons. Je referme derrière moi. Au passage, je dépose les cartouches de son pétard et le trousseau de clefs dans sa boîte aux lettres. Au moins, il ne pourra pas m’accuser de lui avoir volé quoi que ce soit. C’est bien cent mètres plus loin que je me débarrasse de mes gants latex et du fil électrique dans une bouche d’égout. Alex marche à mes côtés dans la petite pluie fine. C’est une sorte de crachin tiède qui semble ne sourdre de nulle part. Des voitures passent, des civiles puis une patrouilleuse dont la rampe est allumée. Le conducteur ralentit à notre hauteur. Il hésite, et reprend sa route. Alex tient la mallette à bout de bras. Son pas sonne un peu comme un one-step, sur un tempo passablement ralenti. Elle n’a pas dit un mot depuis de longues minutes. Ce n’est pas une femme à faire des scènes. Elle se contente de ruminer. J’allume une cigarette. Mes doigts tremblent, mais je suis complètement décuité. Je vois la rue devant moi comme elle est : sombre, mouillée, et sans joie. Elle ne mène nulle part. Nous montons dans la Mercedes, Alex au volant et moi dans le siège du passager. La mallette est sur la banquette arrière. En ce moment, Bozzio patauge à quatre pattes dans ses vomissures. Alex me demande d’une voix blanche :