— Chez toi ou chez moi ?
Bozzio décroche son téléphone.
— Chez toi ou chez moi ?
La voiture roule. Du bout des doigts, j’allume l’autoradio. De la grande musique. J’éteins. Alex serre les dents. Elle finit par lâcher :
— Je suppose que je dois te dire merci.
— Inutile, Chérie.
Je sors la cassette vidéo. Je vérifie ce qu’il y a marqué sur l’étiquette. C’est bien la bonne. Je ricane comme un vrai dur :
— Jamais commencer à raquer, mon ange. Rien de plus vorace qu’un maître-chanteur. Ces types sont capables de vous gratter jusqu’à l’os.
— J’ai vu de quoi tu étais capable, toi.
— Tu n’as rien vu.
— Je n’en doute pas.
Je lui tends la cassette. Alex hausse les épaules.
— Sordide. Tu peux bien te la foutre dans le cul.
Nous ne sommes pas loin du pont Alexandre III.
Lorsque nous y passons, je demande à Alex de s’arrêter une seconde. En quelques enjambées, je gagne le parapet. Je fous tout par-dessus bord, toutes les cassettes l’une après l’autre. Je ne les entends même pas toucher l’eau, aucune. On dirait qu’elles sombrent tout droit dans le néant. Jamais je ne saurai leur contenu, ni à quelles saloperies elles pouvaient bien servir. J’hésite à flanquer le Beretta à la baille. C’est une belle arme, le Beretta. Je décide de le gracier. Je retourne à la voiture, me penche sur l’habitacle. Alex me dévisage. Difficile de dire ce qu’expriment ses yeux ardoise. Peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes, ce qu’ils sont censés manifester. Peut-être rien. Alex, murmure en tendant les doigts :
— Je suis trop fatiguée. Je t’en prie, monte.
On ne monte pas, dans ce genre de voiture. On ne monte plus dans aucune voiture ou presque, de nos jours. On descend. Je me coule dans le fauteuil de cuir. Alex démarre avec brutalité. Je comprends bien. En ce moment, Bozzio téléphone. Il rend compte. À qui et pourquoi, je m’en fous. Il rend compte, ou il va aux ordres, peu importe. Lui aussi a rejoint les ombres. Alex roule si vite que je me mets à grincer des dents. Quatre heures. Alex embouque l’autoroute du soleil, beaucoup, beaucoup trop vite. Il y a des travaux, il ne reste plus que deux voies. Elle passe… Une camionnette dont le conducteur hésite… Alex ne ralentit pas, la Mercedes sinue sur sa trajectoire et trouve l’ouverture sur la droite, en se payant la bande d’arrêt d’urgence. Coups de klaxon derrière, appels de phare dans le rétro, la Mercedes émerge comme une balle. Elle laisse tout le monde par terre. Belle voiture. Belle manière de crever aussi. À hauteur d’Orly, le compteur indique deux cent trente. La voiture gronde, colle à l’autoroute. Les lumières, les balises défilent à une allure insensée. Je m’en fous. Pas de ceinture, ni l’un ni l’autre. Si nous sortons, nous sommes morts. Peut-être que ça aurait mieux valu, qui sait ? À deux cent trente, Alex s’allume une cigarette. Je m’en contrefous.
Elle me tend son paquet. Ses doigts sont froids comme de la glace. J’en allume une aussi. Drôle de nuit. Comme le Beretta m’entame la peau du dos, je l’enlève de la ceinture et le flanque sous le siège. Alex met un bon quart d’heure à se calmer. Nous roulons jusqu’à l’aire de Nemours et là, elle se range sur un parking. Elle commence par couper le contact, les phares, elle déboucle sa ceinture. Elle commence par garder le silence. Ensuite, lorsqu’elle ouvre la bouche, c’est pour aligner un certain nombre de banalités qui ne nous concernent guère et ne sont pas en mesure de faire avancer quoi que ce soit. Puis elle reconnaît :
— Je ne sais pas ce que nous allons devenir. Ce que je sais, c’est que quand tu n’es pas là, je suis en manque. Rien de lyrique. C’est comme n’importe quelle toxicomanie.
— Pas de lézard, mon ange. Ces choses-là ne durent guère.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr. Un clou chasse l’autre, souviens-toi.
Elle a un ricanement froid, détimbré. Elle se doute bien que j’ai raison. Elle voudrait en être certaine. Je voudrais en être tout à fait sûr aussi, moi-même, mais c’est maintenant trop tard. Ça demanderait trop d’efforts, de part et d’autre, trop de courage pour recoller les morceaux. Mon courage à moi s’en est allé, avec mon peu d’amour-propre, ainsi que la très mince considération que j’attachais à ma propre personne. Plus rien que du vent…
Des voitures et des camions roulent vers le Sud, d’autres remontent en direction de la capitale. Il se fait un peu de gris au levant. Une sorte de paix précaire s’établit entre nous. Nous fumons en regardant droit devant soi, comme deux soldats côte à côte dans leur tranchée à attendre avec appréhension que le jour vienne. Alex rumine un long moment, puis remarque avec un peu d’amertume, mais non sans justesse :
— Tu n’as pas confiance en moi.
— Pas plus en toi qu’en moi.
Elle réfléchit encore et ajoute :
— Tu n’as plus confiance en personne.
— C’est pas un titre de gloire.
Elle secoue la tête, me rappelle avec cette fois beaucoup d’amertume :
— La routine ou le deuil.
Je ricane. Elle s’entête :
— Je ne veux ni de l’une ni de l’autre. Tu es sûr qu’on ne peut pas trouver autre chose ?
— Plus à mon âge, Chérie. J’ai pris de trop mauvaises habitudes.
— Si je te dis que je t’aime ?
— L’amour, ça ne veut rien dire, mon ange, sauf dans les chansons. Les chansons d’amour, les rengaines à quatre sous. Elles font la fortune des maisons de disques, jamais celle des guignols qui y croient.
Mes propres conneries finissent par me fatiguer. Je me tais. Trop pénible de parler. En même temps, je comprends sa démarche. Alex est tellement vivante. Elle a encore des rages d’enfant et ce qu’il faut bien appeler des espoirs. Pourquoi non ? C’est ce qui donne un caractère précieux à la vie, cette infinie diversité des caractères et des sentiments, cette richesse d’invention de chacun. Dommage que tout le monde s’entête à toujours tout avoir sans jamais rien payer.
On fume en attendant le jour.
Naturellement, le jour vient. Putain de jour.
Et c’est la fin.
Alex me dépose porte d’Italie.
Et je fais le reste du chemin en métro, comme les autres.
À coup de barbies, je dors à peu près tout le week-end. Comme j’ai débranché le téléphone, je ne sais pas si je reçois des appels ou pas. Pendant mes rares moments de lucidité, je fais un peu de ménage. Je regarde passer les trains. Je vois un peu de ciel bleu et froid. J’ai du mal à tenir debout. Il faut bien pourtant que je sorte acheter des cigarettes. Je rebranche mon téléphone. Je descends, je traverse le petit jardin public. Des gens vont et viennent, des voitures passent. Ils se déplacent tous beaucoup trop vite pour moi. Ils sont affairés. On est pourtant dimanche soir. Ils vont loin. Les feux arrières des autos ressemblent aux gerbes parallèles de traceuses tirées par des engins bitubes de vingt millimètres. Je vais jusqu’au tabac. Le taulier me connaît. Quand j’étais en unité de recherche, je lui ai arrangé une histoire de vol à main armée qui aurait pu se retourner contre lui. Il m’en a gardé de la reconnaissance, une espèce de respect et presque de la sympathie.