À quoi ça aurait servi que je le fasse dégringoler pour complicité ?
Un crâne de plus dans les statistiques, un bâton de plus ? Pour quoi foutre ? Lui et ses acolytes, ils n’avaient jamais baisé que la Française des Jeux. Juste retour des choses. C’est un tabac avec PMU. Dans le fond, il y a des tas d’Arabes attablés. On se croirait dans un café maure. Ils ne font pas beaucoup de bruit, ils sont tout occupés à leurs paris. Ils sont en plein dans les espoirs. La plupart, ils n’ont jamais vu un bourrin en chair et en os. Qu’importe, puisqu’ils sont à l’image de leurs rêves.
Je prends une cartouche de Camel. Le bougnat m’offre un verre. Alcool plus barbies. Près de moi au comptoir se dresse une grande blonde en minijupe. Elle est abrupte et lisse comme une falaise. Elle a des jambes fantastiques, gainées de Nylon noir. Elle fume des John Player’s Spécial. Talons aiguille. Un peu trop de poitrine pour moi. Elle a un ricanement creux, sarcastique, à mon égard. Grande bouche de salope et beaucoup trop de cheveux aussi. Je ne sais pas combien de fois je l’ai eue à dégrisement à la Douze. Quand je me suis accoudé au comptoir, elle m’a reconnu tout de suite. J’ai allumé une cigarette dans mes paumes. Viviane. Elle se prénommait Viviane, je m’en souviens. C’était une enfant de la balle. Elle avait été trapéziste dans un cirque. Une trapéziste médiocre dans un cirque crapoteux. De son entraînement quotidien, elle avait conservé le physique sculptural, un port élancé, et cette démarche toujours un peu affectée de ceux qui sont tragiquement conscients de devoir se déplacer sans cesse sous le regard des autres. Une fois, elle était tombée en pleine représentation. Motif inconnu. Elle avait manqué son coup. Elle était tombée dans le filet et s’en était tirée avec une simple foulure au poignet, mais jamais plus elle n’avait pu remonter. Elle avait quitté la troupe, qui était comme une famille pour elle. Elle s’était mise à boire. Je savais à quoi elle s’adonnait pour vivre, mais je ne la désapprouvais pas. Elle se tenait propre, elle ne faisait pas de scandale. Tout au plus, quand elle avait plus que sa dose, il lui arrivait de se foutre à poil. Elle mettait un slow dans le juke-box, un slow bon marché. Des fois, elle montait sur une table. Elle aurait pu faire son beurre dans le strip. Tout le monde profitait du spectacle, puis quand tout le monde avait tout bien vu, quelqu’un appelait les flics. Il y avait toujours un malin pour lui tirer ses dessous. Elle se laissait embarquer sans offrir de résistance.
On me l’amenait telle quelle, je la collais en dégrisement. L’hiver, elle avait la face blême, les lèvres violacées, elle tremblait de tous ses membres. On aurait dit une tête de mort. On lui donnait une couverture. Elle passait la nuit en geôle. Jamais un mot de reproche, jamais une grossièreté ni une plainte. Elle m’avait vu entrer, acheter mes cigarettes, elle avait surpris mon petit conciliabule avec le patron. Elle m’avait aperçu avant que je ne la remarque moi-même. J’avais bu mon jaunet, épais comme du pus. J’avais allumé une cigarette. Viviane avait ricané.
— Tu me remets, flicard ?
— Je te remets.
— Tu habites le secteur ?
— Douzième district.
— Je t’ai connu plus distrayant. Tu es toujours à la Nuit ?
— Liquidé en commissariat.
— Je me disais bien : je te voyais plus, en haut. Tu reprends quelque chose ?
J’ai réfléchi. La souffrance était revenue dans mon crâne. C’était une super belle plante, Viviane. Alcool ou pas alcool, barbies ou pas, elle me collait une trique d’enfer. Elle m’avait toujours collé la trique. Jamais je n’avais eu le moindre geste équivoque, mais c’était un fait. À part Alex, jamais je n’avais rencontré de femme aussi bandante. Finalement aussi putes l’une que l’autre, dans des genres différents. Dans mon esprit, pute n’avait rien de péjoratif, bien au contraire. Une pute, c’est une chienne pour qui tout homme normalement constitué peut faire n’importe quoi, à commencer par tuer. On n’y peut rien, c’est dans les gènes… Les autres, c’est des casse-croûte, seulement des casse-croûte. Elles le savent bien, d’ailleurs, ce sont toujours les plus vaches, les casse-croûte, les plus hargneuses, les plus regardantes sur tout. J’ai réfléchi et j’ai décidé :
— Je reprends quelque chose, mais c’est moi qui raque.
— On pourrait se mettre à une table, tu crois pas ?
Je ne croyais rien de spécial. Nous nous sommes quand même transportés sur un bout de banquette. Viviane m’observait. Elle avait les yeux très pâles, vitreux. Son regard était un peu semblable à celui de Jacques. Plus elle me regardait et moins elle semblait en colère contre le monde entier. On aurait dit que ce qu’elle voyait la troublait, l’émouvait, elle avait même l’air moins ivre. Elle m’a demandé d’une voix sourde :
— Y a longtemps que tu as plongé ?
— Plongé ?
Du bout de l’index, elle a touché mon verre. Elle avait des mains extraordinairement soignées. On aurait dit que ce soin, cette extrême propreté, cette tranquille dignité qu’elle manifestait même bourrée comme un canon, elle en avait besoin pour supporter sa propre pourriture interne. Je n’ai rien répondu. Elle m’a demandé :
— Tu sais pourquoi Chirac veut faire installer partout des poubelles transparentes ?
— Pas la moindre idée.
— C’est pour que les sdf puissent faire du lèche-vitrines.
J’ai ri en finissant mon verre. Viviane, drôle de prénom, Viviane. L’heure passait doucement. Je fumais une cigarette après l’autre, sans trop de hâte ou d’empressement. Il faisait tiède. On entendait le bruit des flippers, le sifflement du percolateur, des conversation assourdies, on entendait les voitures dehors. C’était incomparablement plus vivant que mon bouclard, même si ça ne menait pas à grand-chose non plus. La jeune femme m’a saisi le poignet. Elle avait de la force. Elle a grogné, en montrant les dents :
— Combien de temps ?
— Cinq six mois.
— Espèce de con. Tu as quelqu’un ? Une femme ?
— Personne.
— Tu tires ?
— Quand l’occasion s’en présente.
Je ne sais pas à quoi elle avait pensé, de quoi elle avait eu envie. En rentrant, je sais qu’elle a regardé mon petit bouclard, avec le divan fatigué, les livres, mon bureau. J’avais une vieille Underwood sur une table de desserte. Je me suis installé dans mon fauteuil, le dos aux voies. J’ai flanqué les pieds sur mon bureau. Sam Spade. Elle a pris la chaise, s’est installée en face de moi. On se serait crus dans un bureau de police. Presque sans bouger, j’ai sorti une bouteille de bourbon de mon tiroir du bas. J’ai dit à Viviane où étaient les verres. Je l’ai entendue s’affairer dans ma cuisine à usage exclusif des pygmées.
Elle est revenue, admirablement grande et belle et parfaitement désirable. Si je le lui avais dit, et même si je le lui avais montré, je sais que Viviane ne m’aurait pas envoyé au bain, mais au lieu de ça, avec ma télécommande, j’ai envoyé un vieux blues. C’était plus dangereux que de coucher, encore plus douloureux, mais beaucoup moins compromettant.
On a continué de se cuiter. Viviane m’a raconté la torture que ça avait été, toute sa jeunesse, ces exercices au sol, les grands écarts, le travail aux barres parallèles, combien de fois elle en avait pleuré de pas réussir tout de suite, de devoir remettre le couvert jour après jour, mois après mois, et après encore des années pour mettre sur pied son numéro d’équitation. Elle avait commencé comme écuyère. Elle avait aussi appris le saxo baryton, le banjo, la batterie, toujours tout à l’oreille. Elle aurait aimé connaître la musique, mais maintenant c’était trop tard. Question cul, elle m’a raconté :