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Deux gardiens me tenaient, chacun par un coude, il y avait un couloir aux murs jaunes très éclairé. Le troisième, un brigadier-chef, marchait devant moi… Les deux dans mon dos se parlaient entre eux, avec une certaine douceur. Ils n’avaient pas l’air de trop se méfier. Le couloir, comme dans certains cauchemars, semblait interminable. Ils m’ont fait asseoir sur un banc. Ils m’ont dit d’attendre. Le brigadier-chef est allé parler à l’interne de garde. Je suis resté où j’étais. J’en avais vu des dizaines, des détenus qu’on venait de stopper, assis comme ça sur leur banc, les coudes aux genoux, à regarder par terre entre leurs pieds, sans un mot… Je m’étais toujours demandé… À présent, je savais… Comme je ne répondais toujours rien, l’interne a appelé deux gros bras. Il devait avoir peur qu’il y ait du chambard. À trois, ils m’ont conduit dans une chambre.

Je me rappelle le garrot en caoutchouc au-dessus du coude, le tampon d’alcool à 90°, l’aiguille qui cherchait la veine… Cocktail… Je savais ce que c’était qu’un cocktail, j’en avais vu administrer à des forcenés, des fois même à travers la toile du jean, à la va-vite vu l’urgence. Un cocktail, c’est fait pour vous sécher sur place. C’est tout. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir, de regretter. Je suis tombé raide. La mort, ça devrait être toujours comme ça.

C’était pas la mort, seulement l’antichambre.

Trois jours plus tard, on m’a transféré. J’ai signé mon internement. J’aurais signé n’importe quoi. J’ai signé, j’ai attendu qu’on me dise de me lever. On m’a dit de me lever. Couloir de nouveau. Une chambre. Une autre chambre dont la porte-fenêtre donnait sur des bois noirs. C’était en rez-de-chaussée. Je me suis couché en chien de fusil, le dos tourné à la lumière. Il faisait gris et triste, dehors, mais le peu de clarté était encore de trop… Elle semblait parvenir à travers une fumée immobile, douce et âcre, elle faisait mal quand même…

La fumée a mis des jours et des jours à se dissiper.

L’antichambre, il faut avoir connu.

C’était un traitement lourd. Sorti de la cure de sommeil, dès qu’on pouvait tenir debout, trois fois par jour, on allait prendre ses cachets à la queue leu leu. Le personnel faisait gaffe à ce qu’on absorbe tout. Les médocs dans des gobelets en plastique avec le nom de chaque malade dessus. C’était rituel. On tendait la main. On nous versait les comprimés dans la paume. Avalez. On nous donnait de l’eau, un plein gobelet. Avalez. Je me rappelle : avalez…

Des fois, je me rappelais aussi que j’avais commandé au feu.

Je me retenais pour ne pas pleurer.

Je me rappelais la mer au crépuscule. Les chalutiers qui rentraient en griffant l’eau mauve. Je me demandais vaguement ce qu’avaient pu devenir des gens que j’avais connus. Jackson, j’ai su par un journal qu’il avait fini flingué comme un homme, au 11.43, sur le parking d’une boîte de nuit du 94. Criblé de huit balles. C’était un vieux journal. Il n’aurait jamais dû me tomber entre les mains. J’ai envié ce fumier : Jackson, au moins, n’avait pas connu l’antichambre. Les autres, je n’ai jamais su. Pas cherché.

J’avais le temps, pourtant. On m’avait enlevé ma montre. Je réfléchissais… Même réduite à plus grand-chose, une existence, sur la fin, ça en fait des renoncements, des tristesses, ça devient comme toute une succession de vains et atroces petits combats d’arrière-garde, tandis qu’on abandonne position sur position, toutes plus intenables l’une que l’autre, qu’on se replie de moins en moins fier, avec de moins en moins l’envie de se battre, seulement de plus en plus sommeil tout le temps et très envie d’en terminer une bonne fois pour toutes, en silence dans son trou.

C’est plus rien que des moches petites embuscades dans la gadoue, des escarmouches de rien du tout, avec la pluie qui vous glace jusqu’aux os et de la boue déjà plein la bouche… Et on en laisse encore, du monde, dans ces dernières chienneries, ces ultimes petits spasmes, ces misérables accrochages, c’est à n’y pas croire…

On sait pourtant bien qu’on n’a plus rien à gagner. La main est passée. Elle n’avait jamais été bien fameuse, la salope, mais maintenant elle s’en est allée pour de bon. Elle est partie plus loin caresser d’autres visages, ou fourrer ses grands doigts dans d’autres trous du cul, allez savoir… La vie, on a bien fini par s’en rendre compte, c’était jamais qu’un de ces tristes bouis-bouis où jamais on ne repasse les plats. Tant mieux, en un sens, vu le caractère passablement dégueulasse qu’avait la tambouille.

En plus, quand on regarde derrière, combien de portes on a été bien obligés de fermer sur ses pas, bon gré, mal gré, combien de peines on a traînées avec soi… On sait bien que c’est plus que la viande qui s’acharne, beau temps qu’on a fini par y voir clair en soi et dans les autres, qu’on ne se paie plus de mine. Il reste même plus des regrets pour soi, que ça serait encore un luxe, une grimace, et même un mensonge. Il reste seulement des regrets atroces pour bien d’autres vies gâchées tout pareil.

Par exemple, je me souviens, ce type que j’ai rencontré au trou. Il fumait encore un peu en cachette, mais il ne buvait plus du tout. Castrol… Il en était à sa troisième ou quatrième désintoxe. Maigre comme un clou, il ressemblait un peu à Bogart. Le Bogart cancéreux, finissant, de Plus dure sera la chute. Lui aussi portait une moumoute, lui aussi, Castrol, il avait des yeux de corniaud qui a trop pris de coups de pied dans le ventre, mais il avait gardé, lui aussi, un sorte de dignité, de vraie bonté, de noblesse presque, qui vous serrait le cœur.

Compagnon de misère, pour ainsi dire, baltringue comme moi… Il avait des grandes mains maigres, et un drôle de sourire parfois, un peu honteux. On devinait qu’il s’en était fallu de peu qu’il fut devenu quelqu’un de bien… Il avait commencé chez Facel, du temps de Daninos, les mains dans le cambouis. Un génie de la mécanique. Un Paganini du double arbre à cames en tête… Il avait fini cadre commercial chez Ford, Castrol. Premier vendeur.

Il bourrait tout le monde avec ses conneries de moteur V8, ses queues de soupape, ses salades de bielle. Les autres l’envoyaient chier, tout au moins ceux qui étaient encore en état d’envoyer chier quelqu’un. Alors, il venait s’asseoir près de moi. Je me tenais la plupart du temps près de la vitre qui donnait sur une volière remplie d’oiseaux en carton.

Ça se comprenait, les oiseaux en carton. Ils donnaient une note de gaieté dans un lieu qui n’en comportait guère. Du reste, ils n’étaient pas faits que de carton, il y avait aussi du fil de fer et de la plume, des plumes de couleurs criardes, mais gaies d’une certaine façon, gaies comme une fête foraine sous la pluie, un soir de novembre où il n’y a déjà presque plus personne, des oiseaux bigarrés avec des perles petites, dures et fixes, pour faire les yeux. Ils présentaient bien des avantages et aucun inconvénient, ces maigres volatiles. Ils ne faisaient pas de bruit, ils ne s’agitaient pas, il n’était pas nécessaire de les nourrir, de leur changer l’eau ou de vider leurs crottes. Ils étaient bons pour le moral des malades.

Je me tenais de l’autre côté de la vitre. C’était avant Sandrine. Castrol venait s’asseoir à côté de moi. Il me parlait d’une voix lente et douce, têtue. Il était content de trouver en moi un auditeur complaisant, et surtout pas contrariant pour deux sous. Il me tenait, mon canaque, des discours interminables et très sensés. Il avait quarante-six ans et en faisait soixante. C’était au contact de la clientèle qu’il avait commencé à boire. Au début, il ne s’était pas rendu compte…