C’était une histoire simple, tout aussi prévisible qu’une chaude-pisse dans un repas de première communion. Il ne se plaignait pas. Jamais. On aurait dit qu’il parlait d’un autre. Ça me le rendait sympathique. Ça sert à rien de s’apitoyer. Il hochait la tête :
— C’est pas quand on a chié dans son froc qu’il faut serrer les fesses…
Il racontait… Le verre de trop, l’accident de la circule… L’alcootest… Il reconnaissait :
— Indéfendable, c’est sûr. Presque quatre grammes, vous vous rendez compte…
Je me rendais compte surtout que dans la voiture d’en face, le conducteur et sa passagère avaient été séchés sur place. Ils laissaient des gosses, bien sûr. Le reste, la correctionnelle, le chomedu, tout le reste, c’était d’une logique éclatante, sans faille. Chronique d’une merde annoncée. Castrol confessait :
— Souvent, je me dis que ça serait bien que je m’en prenne une bonne, de cuite, une définitive, mais le toubib m’a prévenu. Si je replonge, c’est le trou. Alors, je bois pas. Je suis revenu ici pour plus boire. Si vous voulez, je bois pas pour pas aller au trou. C’est pourtant là que je vais. Vous trouvez que c’est bien, ça, vous ?
Je ne trouvais rien, moi. Jamais. Pas une fois, Castrol n’a entendu le son de ma voix. Tout ce que j’ai appris, dans l’antichambre, c’est à force de me taire, tout le temps, sans esbroufe, sans vouloir nuire, tout ce que j’ai fini par savoir sur ce cloaque, toute la misère, sur cet égout qui ressemblait tant et tant à l’autre, celui qui se tenait à ciel ouvert de l’autre côté des vitres blindées et des Hauts Murs qu’on ne voyait presque pas, tant ils étaient loin eux aussi et pas très utiles, je l’ai appris sans mot dire.
Autant le reconnaître : je n’aimais pas Castrol et il ne m’aimait pas non plus. Nous étions chacun dans sa camisole, la chimique qu’on était bien forcé d’ingurgiter au jour le jour comme une potion bien amère, et l’autre surtout, hideuse, pire que tout, sa propre souffrance. C’est là, dans cette clinique qui n’avait au fond rien d’intolérable ou de réellement inhumain, que j’en ai découvert, de la douleur, de la vraie, de la crue, de l’irrémédiable. C’est là que j’ai connu de quoi il était fait, notre malheur, de tous nos pauvres rêves brisés, de nos tristes petits espoirs bien saccagés. Ce qui fait notre propre malheur, c’est sûr, c’est les petits bonheurs qu’on aurait aimé se passer, ces petites douceurs… L’odeur du jasmin, la mer au crépuscule. C’est de là que vient tout le mal. Il faudrait n’avoir jamais connu d’espoir. C’est comme ça que ça aurait pu être peut-être tenable… Pas d’espoir pour soi-même, je veux dire. Les autres, ils ont le droit d’essayer.
Les autres, ils ont tous les droits.
Castrol a tenu tant qu’il a pu. Il a bien bourré tout le monde avec ses voitures et ce talent qu’il avait pour régler un moteur — et c’est vrai qu’il avait eu un vrai talent, mais aussi bien cela peut-il s’appliquer à chacun d’entre nous —, à l’entendre on comprenait même qu’il avait été capable de passion et de tendresse. C’est terrible, un talent, avec de l’amour en plus, beaucoup d’amour, c’est terrible quand une main se tend, une main qui se tend même pas pour prendre mais pour donner, même pas grand-chose, une fleur de pissenlit, un joujou brisé, quelques notes de musique, je ne sais pas, quelques pages peut-être, une petite branche d’arbre — et que tout le monde s’en fout. C’est même presque pire que de faire la manche.
Castrol a bien fait chier tout le monde. Un après-midi, il a obtenu une permission de sortie, soi-disant pour aller s’acheter des cigarettes et du chocolat. Le patelin où se trouve l’asile est traversé tout du long par une nationale qui fait presque trois kilomètres. Presque jamais de radars. Castrol s’était mis sur son trente et un, on aurait dû faire attention, mais attention à quoi ? On s’en foutait bien pas mal tous, de ce type, à peu près autant que du trou du cul d’un rat.
De plus, tout le temps on nous tannait pour qu’on fasse des efforts, qu’on n’ait pas l’air de cloches. Ça faisait même partie de la thérapie, qu’ils disaient, ceux du personnel soignant, de bas en haut de l’échelle. Donc Castrol s’était sapé. Pourquoi non ? Il a gagné le village. Je me rappelle que je l’ai vu partir. Il avançait à tout petits pas. Avec les doses qu’on nous refilait, c’est sûr qu’on ne pouvait décemment pas prétendre à jouer les gazelles. Je l’ai vu partir, mon cloporte, tout doucement. Il allait un peu de travers, tout de guingois, en pardessus miteux, lui… Que foutre, pour là où il se rendait ?
Il gelait si fort que le ciel en était vitreux, comme prêt à craquer par tous les bouts, à exploser comme du sécurit à l’impact. Moins douze. La première chose qu’il a faite, naturellement, mon crétin de base, ça a été d’entrer au troquet. C’était un relais routier qui faisait bar-tabac-PMU. C’était un endroit sombre et lambrissé, avec des animaux empaillés au-dessus du bar, des petits rideaux de Vichy aux fenêtres. Les mauvaises langues prétendaient que la serveuse montait certains soirs avec des clients. Des mauvaises langues, il y en a partout. C’est une des rares constantes que je connaisse.
Castrol s’est installé à une table près de la fenêtre. Il avait vue sur la route. De loin, il a demandé un paquet de Marlboro et un demi. Le taulier le connaissait. Il avait des instructions formelles, rapport aux malades, mais un demi… Castrol a souri. Il souriait toujours comme un type qui s’attend à prendre une pêche. C’est sûr qu’il ne faisait pas partie de la race des saigneurs. Il a expliqué, plus doucement :
— Rien qu’un petit dernier, pour la route.
L’autre a cédé. C’était un gentil, Castrol. Il avait toujours un triste sourire de môme pris en faute. Il est resté presque une heure devant son verre, à fumer et à rêvasser. Il semble même qu’à un moment donné, il se soit mêlé à la conversation de routiers qui faisaient route vers le sud. Rien ne laissait prévoir la suite, sauf que le sud, il faut faire attention… Toujours… La dernière tentation… Castrol a écrasé sa cigarette, il a sorti son porte-monnaie et il a sorti un billet… Il s’est levé, a dit au revoir à la compagnie, d’une voix bien douce, bien calme, bien paisible… La porte s’est refermée sur lui. C’était un après-midi où il gelait à glace. La serveuse est venue jusqu’à la table, pour débarrasser. Elle a trouvé le demi intact — et le billet. Un billet de 200 bien plié dans la soucoupe. Elle n’a pas eu le temps de trop se poser de questions.
Dans la salle, il parait que les gens ont entendu des freins hurler et tout de suite un bruit, presque aussi fort qu’un coup de canon, presque tout de suite. Castrol venait de se jeter en travers de la route. Le camion qui l’avait percuté roulait à presque cent à l’heure. Le conducteur était à la bourre. Il transportait des fruits et légumes et allait livrer un supermarché tout à côté.
Il ne devait guère plus peser qu’un demi-quintal tout mouillé, mon guignol, mais c’était quand même pas croyable les dégâts à l’avant du bahut, le phare explosé, la calandre broyée, les tôles enfoncées… Sa moumoute, les gendarmes l’ont retrouvée dans le caniveau, à plus de trente mètres du point d’impact. Ils ne la cherchaient pas, d’ailleurs ; de loin on aurait dit un rat écrasé. Ça arrive souvent sur les nationales. C’est un riverain qui a remarqué, qui les a appelés. Dedans, ils ont vu qu’il restait du sang, un morceau de pariétal gauche et un peu de cervelle, mais de la cervelle, Castrol n’en avait jamais eu beaucoup.