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Je me rappelle tout de même une dernière entrevue. Elle a eu lieu entre deux inconnus, sans plus rien de commun qu’une indéniable capacité de souffrance et leur incurable solitude. J’avais écrit une lettre à Jacques. Une lettre aux phrases sans doute bien courtes, aux motifs rudimentaires. Je demandais à le voir. Il était venu dès le surlendemain. Il souffrait de safranite, mais il était venu. Il faut être juste : il aurait bien pu n’en rien faire. Nul (pas même moi) ne lui en aurait fait grief. C’est que déjà, j’avais cessé d’exister en tant que personne humaine — au moins au sens où on l’entend d’ordinaire.

Pour cette fois, on m’avait autorisé à quitter l’établissement sous sa responsabilité, à la condition que je sois rentré à dix-sept heures sans faute. Toute la nuit d’avant, il avait neigé, toute la veille aussi. Il faisait un froid craquant, étincelant, sublime. Le ciel était d’un bleu vitreux. À cause des médicaments, je ne sentais plus tout un côté de ma tête. J’avais du mal à me déplacer, et sans doute que s’il m’était venu à l’idée de m’enfuir, je ne serais pas allé bien loin. Mes gestes étaient ralentis, et mes rares pensées n’avaient plus grande consistance. Il me fallait marcher à petits pas, m’y reprendre à plusieurs fois pour réfléchir. Je m’essoufflais vite. J’avais la bouche sèche en permanence. J’avais aussi des crises de tremblements dans les bras, qui me rendaient incapable de tenir même un journal de télévision devant mes yeux.

Je me rappelle que je portais un jogging en coton bleu, avec une surveste et des vieilles chaussures de sport sans lacets. Inutile de me demander d’où ils provenaient, je n’en sais rien. Un certain nombre de détenus en portaient de semblables, mais d’autres étaient vêtus en civil, les femmes en particulier. Il y en avait même, de ces femmes, qui se peignaient et se maquillaient, parfois avec un indéniable bonheur. Pour certaines, elles ne différaient pas très sensiblement de celles que j’avais connues dehors — je veux dire, d’un point de vue extérieur. Elles avaient les mêmes envies, les mêmes besoins, peut-être les mêmes rêves que les autres. Par exemple, en revanche, elles souffraient souvent d’une exagération peu commune des appétits sexuels. C’était gênant. On aurait dit pourtant que c’était comme… toléré. C’était même un sujet qu’on abordait couramment aux séances de thérapie de groupe. J’y allais moi aussi, parce qu’un type m’avait dit que sinon, on risquait les électrochocs. C’était un malheureux efflanqué, qui avait travaillé aux Postes. Il ressemblait à Le Vigan. C’était déjà un mauvais point. Il ne lui restait presque plus de dents. Un autre mauvais point. C’était un être que la vie avait brisé et soumis, mais pas un méchant bougre pour autant. J’en avais connu des plus malveillants, plus carnes, plus acharnés à faire du mal, de l’autre côté des murs, plus de sales mauvais cons et des salopes bien pires. Chevreau, il s’appelait. Il m’aimait bien, parce que je l’écoutais et que je ne l’interrompais jamais. Je ne lui disais jamais du mal non plus. Il vivait dans la terreur permanente des électrochocs. Il me prévenait :

— Fais pas le con. Si tu continues à la boucler, tu vas y avoir droit.

Plus rien d’inhumain, les électrochocs. Il s’en faisait toute une maladie, alors que ça se passait maintenant sous anesthésie. Moi, je m’en foutais. C’était pas bien pire au fond que le reste, les électrochocs. Je les baguais à ma façon. Le lendemain, ça faisait un mal de chien dans les articulations et j’avais les couilles douloureuses, seulement toute la journée, mais malgré les bourdonnements d’oreilles j’entendais Saint Louis Blues dans ma tête. J’entendais tout, avec une clarté, une distinction remarquables.

C’est comme ça que je les ai tous baisés. Ils pouvaient pas m’enlever la zique. Leurs petites séances électriques, que je ne contestais même pas du reste, ça me faisait pas parler, ni ne parvenait à me décider à m’alimenter. Ça allait même à l’encontre de ce qu’ils voulaient, ça faisait revenir des souvenirs, des images d’une inconcevable netteté. L’éolienne qui grinçait dans la cour de la ferme. Charon, 1954. Les eucalyptus dont les cupules crissaient sous mes pas. La mince et tiède poussière jaune et fine au couchant… Le beau visage austère et silencieux de ma grand-mère, dont les bandeaux blancs remontaient à la première moitié du dix-neuvième siècle. L’homme qu’ils avaient pour mission de traquer se repliait sans répit, dans des territoires sans cesse plus reculés, plus déserts, plus lumineux et moins connus d’eux. Il offrait de moins en moins de consistance, présentait des contours de moins en moins nets. Peut-être finissaient-ils par se douter qu’un jour il parviendrait à leur échapper pour de bon.

Ce qui les enrageait en plus, c’est que je ne faisais pas d’histoires. De plus en plus, du bruit, j’en faisais le moins possible. Il me revenait des habitudes, le lit au carré, bien vider ses poches, marcher sans bruit… J’avais appris, dans les commandos de chasse, comment se déplacer silencieusement. Comme la bicyclette et les vagues promesses, c’est des choses qu’on n’oublie pas. Pour le reste, petit à petit, la vie s’était chargée de m’apprendre combien il était vain au fond d’essayer de se faire entendre. Les gens s’en foutent, ils ont leurs occupations à eux, ça se comprend… Il ne faut pas leur en vouloir. Les femmes, c’est pareil… Ce qu’elles aiment surtout c’est les chiens savants, ceux qu’on peut faire marcher à la baguette et qui remuent la queue au doigt et à l’œil. Chien, je l’avais toujours été assez facilement, mais savant… Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire pour bien faire ? Allez savoir ce qui bout dans les marmites, quand on ne sait déjà pas ce qui se touille dans la sienne à soi, au juste…

Quand il le fallait absolument, j’écrivais un petit billet. Je le passais à l’infirmière chef. Je ne demandais jamais rien d’exorbitant, ou de pas convenable. En rentrant, j’avais un petit pécule qui n’a pas tardé à fondre. Ainsi, tant que j’ai pu, je demandais qu’on m’achète des cigarettes. Des Camel sans filtre. On avait le droit de fumer dans une pièce vitrée qui donnait sur la tour de contrôle. Je faisais attention, je faisais durer. Quand je n’ai plus eu de ronds, c’est un certain Bohain qui m’a dépanné souvent. C’était pourtant un malade que les autres redoutaient. On disait qu’il avait étranglé sa femme et deux de leurs voisins au cours d’une crise de delirium. C’était un colosse, un ancien chef de chantier, et qui avait travaillé jusque dans le golfe Persique. Dans les pipe-lines. Pas forcément la moitié d’un con, lui non plus. En réalité, il n’avait jamais buté personne. Peut-être qu’il aurait dû, après tout, quand on voyait à quoi il en était arrivé. Il faisait naturellement peur, comme d’autres font rire ou pitié, sans raison suffisante…

Un jour, j’ai cessé de fumer. Je ne voulais même plus dépendre des cigarettes. Que ce soit pour les honneurs, la clope, la bouffe, que ce soit pour l’amitié aussi bien que pour la baise, rien de plus humiliant que de dépendre aussi bien de soi que des autres, rien de plus rebutant non plus. C’est la plus sûre manière d’être effroyablement déçu. Toute sa vie, on est allé de déception en déception, d’amertume en chagrin. C’est comme ça qu’on finit par se branler — et par s’arrêter de fumer, et un jour par ne plus même avoir envie de se branler. C’est pas une question de morale. Ça vient d’une terrible crise de confiance. Ça vient qu’on a fini par comprendre. Rien que des chemins séparés. Dommage qu’il ait fallu si longtemps… Heureusement qu’alors pour se tenir chaud il nous reste quand même encore la musique — la sale petite musique entêtante que font nos morts.