Выбрать главу

— Nom de Dieu. Vous venez d’où ?

— Gardiennage ? Je prends.

Je lui ai rendu le Browning. À cause des détonations, j’avais les oreilles bouchées. J’en aurais pour deux trois jours à entendre mal. Je me suis pincé le nez, j’ai soufflé un grand coup et je suis retourné sur mes pas. Gina courait dans notre direction. Elle tenait Lady en laisse et semblait inquiète, mais pas affolée. Elle m’a vu, puis elle a vu Rosen debout derrière moi. Elle a stoppé net. Nous nous sommes regardés un instant, puis j’ai haussé les épaules et je suis passé.

C’était le soir. Il faisait chaud. C’était bien suffisant.

Depuis, j’étais nourri, logé, blanchi. Rosen avait monté une petite véranda le long de la caravane. J’y faisais pousser un pied de jasmin. J’ai toujours aimé le jasmin parce que ma mère l’aimait aussi et sa mère avant elle. J’avais récupéré un vieux fauteuil à bascule. Quand le soir tombait, je m’installais à la fraîche. Certains soirs, Gina venait aussi s’asseoir avec Lady et moi. On se parlait peu. On avait vue sur les carcasses de voitures, les barbelés. Très au loin, on apercevait parfois une mince bande d’argent terne. C’était la mer. Nous n’en étions séparés que par une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau. J’avais un vieux pick-up Ford à ma disposition, mais jamais je ne les ai faits tant qu’il en était encore temps, ces dix kilomètres de chemin poudreux, rougeâtre, qui traversait des hectares de vignes, puis passait sous l’autoroute, retraversait encore des vignes et aboutissait à de petites buttes grises, molles et désolées, qui donnaient enfin sur la plage. J’aurais pu, mais j’avais cessé d’en voir l’utilité. Moïse et la terre promise. Lui avait douté une seule fois, moi tout le temps.

Quand j’ai fini par les faire, il était trop tard.

Parfois, Gina avait le cafard, elle apportait une bouteille, des cigarettes. Elle restait un grand moment silencieuse, puis proposait :

— Et si vous alliez chercher votre guitare ? Vous pourriez me jouer quelque chose.

J’allais prendre la gratte. Elle ressemblait à une caisse à savon, mais sonnait comme le vent et la pluie, on aurait dit les grands roseaux, les troupeaux de nuages, elle avait des plaintes tantôt cristallines, tantôt éoliennes, toujours un peu étouffées, désenchantées. Rosen l’avait taxée à un autre Manouche qui ne pouvait pas lui payer la boîte de vitesses d’occase de son C. 35.

— Tu laisses ta guitare, ou tu laisses le bahut. Choisis.

Dans le fourgon, s’entassait toute la famille du type, sa femme, des vieilles, cinq ou six maigres morpions morveux. La zone. Choisir ? Je me tenais en appuie-feu derrière Rosen. Quel choix, ça lui laissait, au malheureux ? Il avait besoin de son Citroën pourri, plus que de toute autre chose au monde. Il a laissé sa gratte. Je l’ai quand même aidé à tomber le moteur, à changer la boîte. Baltringues tous les deux. J’étais pas obligé. Rosen a remarqué. Il voyait tout, Rosen.

Il avait une grosse face ronde couleur acajou foncé dans laquelle ses yeux faisaient comme deux fentes d’où sourdait par instants un regard verdâtre. Il portait nuit et jour, été comme hiver, un vieux feutre graisseux. Dans son dos, ses chaouches l’appelaient le Mongol. Dans son dos, parce que chacun de ses avant-bras faisait le double de mes cuisses et qu’une seule de ses mains pesait un quintal. Il avait été lutteur de foire, Rosen. Il avait aussi fait du placard dans les années cinquante.

On le disait milliardaire.

Il m’a donné la guitare. Il la tenait par le manche, comme un poulet qu’on étrangle. Il a regardé ses gros doigts :

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en foute, de ce truc ? Prenez-la avant que je la mette au clou.

C’était une acoustique à pan coupé, au fond bombé. Presque plus de vernis nulle part, de la laine rouge en guise de bretelle. Gina m’a ramené un jeu de cordes de Montpellier. Elle m’a regardé les changer, l’accorder… Je lui ai demandé son téléphone pour prendre le « la »… J’ai commencé par être mauvais comme une vache, à me faire des soufflettes au bout des doigts, et puis, peu à peu, tout doucement, comme j’avais du temps de reste, c’est revenu.

Pas bon à en pleurer, oh ! non ! mais pas trop infect non plus. Gina aimait le blues. C’est pas souvent qu’une femme aime le blues. Elle écoutait, pensive, le menton dans les mains, elle me demandait aussi des flamencos, des pasos et même des tangos, des choses plus lyriques, plus difficiles. Des fois, elle s’étonnait un peu :

— Vous jouez drôlement bien, pour un gadje…

Je lui rappelais doucement, tout en arpégeant :

— Vous savez, Gina… Dans chaque famille, il y a un vilain petit canard… La mère de ma mère était gitane… Elle était née à Barcelone…

Elle hochait la tête, elle fumait les yeux fermés… Gina était une grande fille robuste, la plupart du temps en chemise d’homme, jeans et bottes. Selon mes calculs, elle avait entre trente et trente-cinq ans. Elle avait une chatte solide, des nichons et une paire de fesses bien dures. Elle chassait au mâle sans se cacher. Elle me confiait :

— C’est pas la taille de la bite, qui compte. C’est d’en avoir dans le pantalon. Et puis…

Et puis… C’est toujours à partir de « et puis », que ça se met à merder. Une trique, des couilles, ça se trouve, surtout pour une femme bâtie comme elle, mais ce qu’elle cherchait, Gina, c’était un homme. Un vrai. Ce qu’elle voulait à toute force, c’était un vrai dur — un vrai dur avec une âme d’enfant et un cœur gros comme ça. Même un macho, ça ne lui aurait pas fait peur. Autant dire qu’elle avait autant de chance de trouver son bonheur que de pisser à la raie d’un pic-vert.

Rosen matait de loin… La caravane, Lady à mes pieds, Gina assise sur ses talons de bottes, et moi… Moi… Moi et ma guitare… Bizarre, Rosen… Il était tombé entre les pattes de la Milice en 42, et il avait fermé son plomb. Son vrai nom, c’était Oscar Rosencranz. Seize ans, torturé cinq jours de suite. Il n’avait rien, ni personne à vendre. Eu droit à tout, la baignoire, l’électricité, plus de dents ni d’ongles, l’anus éclaté, le fouet, pendu par les pouces. Torse nu, l’été, sur son dos et son torse ça se voyait encore. Faisait pas rire, Rosen. Il aurait eu toutes les raisons de devenir méchant. Il ne l’était pas. Seulement dur, impassible, rigoureux. Implacable. Il nous regardait de loin. Jamais rien dit.

Très bizarre, Rosen… On aurait même pu croire que ça lui faisait plaisir de nous voir ensemble tous les trois, en tout cas que ça ne lui déplaisait pas. Je me suis même parfois demandé, si j’avais avancé mon pion, avec Gina… Surtout que je n’étais plus ce que j’étais, mais que souvent, elle m’avait fait des ouvertures, pas toujours très détournées, pleines de gentillesse et de bon sens.

— C’est pas bon, pour un homme de votre âge… Vous sortez pas, vous rencontrez jamais personne, rien… Vous n’avez pas de femme…

— J’ai pas de femme, Gina, mais j’ai mes rats.

— C’est pas bon pour la santé, pas de femme du tout. La lessive à la main, ça finit par taper sur le ciboulot. Ça vous dirait pas, qu’on descende un de ces jours au cabanon, rien que tous les deux ?

Le cabanon, c’était une villa en bord de mer. Lauriers-roses, bougainvilliers de toutes les sortes, tamaris et mimosas. Les murs de la propriété lui donnaient un air d’hacienda. Rosen avait fait creuser au milieu une piscine aux dimensions quasi olympiques. Cabanon… Je n’y étais jamais allé, mais j’avais vu des photos. Il y avait un cabriolet Mercedes rangé dans le garage, à l’année, ainsi qu’un Range-Rover. Rien que tous les deux… Je ne voulais pas la blesser, mais il me fallait à toute force la tenir à distance…