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— Cabanon ? J’ai pas envie de me faire tuer, Gina.

— Tuer ? Par qui ? Par moi ?

— Par vous, je ne sais pas. Je ne crois pas. Rosen.

— Rosen ? (Elle appelait Rosen par son nom, comme tout le monde.) Rosen a plus peur de vous que du diable.

— Peur de moi ? Et pourquoi donc ?

— Les rats. Il vous a vu faire avec les rats.

Putain de rats.

C’est quand même grâce à eux que j’ai détecté l’hostile.

Matin de juin. Pour bien comprendre, il faut savoir que la casse se tient dans un repli de terrain, à distance de tout lieu habité. Face au couchant, à main gauche, des vignobles à perte de vue, au loin le trait à peu près rectiligne de la Languedocienne, puis, tout au fond, la mince bande d’étain de la mer… À main droite, des collines pierreuses, dont l’une, la plus élevée, passablement escarpée, s’orne de lentisques et d’un bosquet de pins rabougris, de quelques yeuses malingres…

Sur les cartes d’état-major, celle-ci est marquée par trois petits traits en éventail comme un point de vue indiqué, sans doute le plus intéressant à plusieurs kilomètres à la ronde. Selon certains, la butte conserverait au sommet les ruines plus ou moins enfouies d’un ancien oppidum gallo-romain.

Matin de juin. J’ai pris mon café, j’ai rentré Lady. Le jour se lève, l’air est bleuté, immobile. Un temps d’août. Il va faire chaud, comme la veille et sans doute comme le lendemain. Pas le moindre soupçon de voile atmosphérique. Pas encore. Tout est net, aiguisé, tranchant. Pas un souffle de vent. La brise du matin, la toute petite brise frisquette qui vous passe dans la nuque à peine un instant comme des doigts aimés et s’en va, c’est pour dans une heure… Une heure et demie…

Le jour se lève. Ma lunette balaye la casse… R.A.S. Je fume une cigarette. Les salopards sont déjà terrés, ou pas encore sortis. Désœuvrement. Que fait un homme désœuvré, lorsqu’il fume, et qu’il a une carabine à lunette en travers des cuisses ? Il finit par remonter l’arme à l’épaule, et à balayer au hasard. Par pur désœuvrement.

Au-delà des barbelés — en dehors de la zone de tir —, dans la pierraille, un lièvre au gîte, les oreilles couchées. Je l’appelle Émile. Émile est immobile, on ne voit que son œil écarquillé, rempli de terreur. Comme certains hommes, le lièvre ne connaît que deux moyens de défense possibles : l’immobilité quasi parfaite ou la fuite en zigzag, bondissante, éperdue, la plupart du temps vouée au désastre. Toujours sur le qui-vive. C’est tout juste si je ne sens pas son cœur battre dans ma gorge avec une précipitation douloureuse.

Souvent cardiaques, les lièvres.

Émile. Ça fait plusieurs fois que je l’ai dans ma lunette. Il y a une touffe de sauge, un maigre arbuste, des genévriers… Il se tient dans une minuscule cuvette de quelques pieds carrés, à peine profonde tout au plus de dix centimètres. Distance : cent cinquante mètres. Vent nul. Il suffirait de corriger la hausse, afin de tenir compte de la dérive du projectile. La chambre de tir est remplie d’une cartouche Remington .22 à haute vitesse. Le jour se lève. Le ciel passe d’un gris tourterelle au vert d’eau, puis au rose…

Au levant, les premiers rayons paraissent en se découpant sur l’horizon. Ils se hasardent, se déploient l’un après l’autre, défroissent leurs grandes ailes dorées.

Émile. Je pourrais. C’est un gros capucin dans les huit livres et Gina en ferait un pâté formidable. Je pourrais… Balayage. La lumière rasante, un peu jaune, brouille l’image. Lunette Bushnell réticulée. Pano latéral… Des troncs, quelques feuilles qui semblent à distance translucides, voire abstraites… Et brusquement, un éclat de lumière qui attire le regard. Une fraction de seconde. Souvent tesson de bouteille, morceau de verre à vitre, boîte en fer-blanc. Entre temps, la lunette a bougé, il faut revenir en arrière. Négatif. Le bosquet au sommet de la colline. Plus rien.

Un seul éclat de lumière. Bref, incisif. Il a disparu aussitôt.

Ce sont des choses qui arrivent : l’incidence des rayons solaires a varié, l’objet qui reflétait la lumière l’instant d’avant cesse de la renvoyer. Normal. Quand même… Les réflexes… Sonder le sous-bois… Lentement, mètre par mètre… Je jette ma cigarette… Les vieilles habitudes. Sniper de rats. Souffle retenu, les dents entrouvertes. Les chats font pareil, pour humer avec le haut du palais, les chats en chaleur. Le jour aussi s’étale, s’insinue devant moi, lui aussi fouille entre les troncs, les branches, s’avance silencieusement dans le petit dédale. On dirait qu’il marche à pas comptés, ralentis mais très sûrs.

Target. On trouve en même temps, le jour et moi.

La cible est là, pas très distincte. Silhouette d’homme. Embossée au-delà de la lisière des arbres. Devant la figure, des jumelles, de fortes jumelles. L’homme parfait ses réglages. Un homme normal, un civil, lorsqu’il mate à la jumelle, plastronne en plein jour, sur ses jambes bien écartées. Non, là, le guetteur est couché à plat ventre dans l’ombre d’un pin. Normalement, il n’aurait pas dû être détecté. Normalement.

Faire comme si de rien n’était. Je baisse ma carabine. J’allume une autre cigarette. Je repose mon arme et je vais pisser tranquillement un peu plus loin. Le ciel est d’un bleu très tendre, des martinets se poursuivent en criaillant. Ils nichent dans l’un des hangars. Quelque part, la première cigale se met à striduler. Bientôt, elles seront des centaines dans le brûlant du jour à grésiller de partout, comme de l’huile sur le feu.

Je réfléchis. Une planque sur la casse, ou sur moi ? J’inclinerais pour la casse. Rosen n’est pas blanc-bleu, certains de ses contacts non plus. Seulement, les cow-boys du G.R.B. viennent souvent se ravitailler en pièces moteur, en carrosserie, les gendarmes aussi. Rosen les traite bien. On est en pleine paix. Une paix armée, mais une paix tout de même.

Alors, je pense à Émile, mon capucin. Je lui dis :

— Peut-être bien qu’on est dans la même merde, camarade…

J’ai sorti le pick-up Ford. C’est un vieil engin cabossé, avec une grosse antenne de C.B. en plein milieu du pavillon. S’il a eu une couleur, personne ne s’en souvient plus. Aucune importance. Rosen ne m’a pas posé de questions, Gina non plus. Un contre un. Correct. J’ai pris le chemin de terre, la carte d’état-major dépliée sur les genoux. Derrière moi, un grand nuage de poussière ocre, un peu rousse. J’ai piqué droit sur la mer, puis j’ai fait un long crochet par l’est en empruntant une départementale, puis une seconde, et enfin un chemin qui m’a permis de revenir sur l’objectif en restant à couvert.

J’ai longé sur près d’un kilomètre un canal au bord duquel s’étendait quelque chose qui avait l’air d’une ancienne rizière. Haies de roseaux. Il faisait plus frais à cet endroit. Plusieurs fois, je me suis arrêté pour contrôler sur la carte. Lorsque je me suis trouvé à moins d’un kilomètre au nord de la butte, j’ai rangé le Ford à l’abri.

Avant de descendre, j’ai encore fumé toute une cigarette en écoutant la radio. Il faisait beau, il faisait frais. Gina, quand elle bossait en short, l’été, c’était un sacré lot, putain. Ses shorts et ses bermudas, elle se les taillait elle-même dans des vieux jeans, et je peux dire qu’il n’en restait pas grand-chose. Rosen. Charlie. Émile. J’aurais pu vivre là où j’étais revenu — presque chez moi maintenant, seulement voilà, dans la vie, on commence par devoir se méfier de ceux qui vous détestent, mais après, bien vite, c’est ceux qui vous aiment qu’il faut fuir comme la peste.