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— Lee… Il se pourrait que monsieur soit saisi d’une impulsion subite. N’importe laquelle. Si tel était le cas, n’hésite pas. Laisse-lui faire cinq ou dix pas pour la beauté du geste et abats-le.

Lee remue la tête, puis les mâchoires. Quelque chose de lointain lui traverse le regard. Il a les yeux couleur d’aigue-marine. Il regarde Blanton. Le jeune homme hoche la tête.

— Belle petite armée, que vous avez là, mon commandant.

— Elle en vaut bien d’autres.

— Je n’en doute pas.

— L’erreur serait de ne pas la prendre au sérieux.

— Je n’en doute pas non plus. Lorsqu’on m’a confié votre traque, je me suis tout de suite demandé sur quoi j’allais tomber. J’avoue que je ne suis pas déçu du voyage.

— À propos de voyage.

Je fais signe à Rosen. Il y a une épave de Renault 25 à côté de la grue. Rosen monte dans la cabine, tripote les commandes. Un bon exemple vaut mieux qu’une mauvaise explication. Ronflement de diesel. La grosse griffe s’abat sur le pavillon, ramasse la voiture. J’indique à Blanton :

— Nous réputerons que les choses ne se passeraient pas très différemment avec votre Toyota. D’accord ?

— Parfaitement d’accord.

— Observez.

Il ne faut guère plus qu’une minute ou deux pour que la voiture soit réduite à l’état d’un cube de métal de moins d’un mètre sur un mètre. Le jeune homme fume sans rien dire. Lee couvre la scène à mi-distance, le pistolet chromé le long de la cuisse. Lady tourne et vire.

— Ces compressions partent ensuite directement à la fonderie. La présence de matières biologiques à l’intérieur n’influerait en rien sur la suite du processus.

Ébranlé, Blanton avale de la salive, considère l’extrémité de sa cigarette et reconnaît :

— Il m’est arrivé de me trouver dans des situations moins… inconfortables. La perspective de se trouver recyclé en capot avant de Clito n’a rien d’exaltante.

— De Cadillac non plus.

— De Cadillac non plus.

Nous sommes assis dans la caravane, chacun d’un côté de la petite table, si bien que nos genoux se touchent. Blanton sue à grosses gouttes, mais il se tient bien. J’ai ouvert la sacoche. Les éléments du dossier me concernant sont devant moi. Il y a plusieurs sous-chemises, dont je prends connaissance petit à petit. Pour lire, à présent, je suis obligé de porter des lunettes. Je montre une photo face-profil à Blanton. Une photo de moi. Il semble gêné.

— Provient de votre ancien employeur, mon commandant.

— Je le sais. Elle date. Elle a été prise par l’identité judiciaire, le jour de mon entrée à la préfecture de police. Ça remonte à quinze ans.

— Dix-huit ans et dix mois. Trahi par vos propres amis. N’en faites pas une maladie. Jésus avait bien un traître dans sa bande. Je crois que le gonze s’appelait Judas. Ce sont aussi vos anciens employeurs qui ont transmis aux miens votre état signalétique des services, civils et militaires.

— Vos employeurs…

— Ainsi que votre nouvelle identité. Je savais que vous naviguiez sous toc. Vos amis vous ont balancé, mon commandant.

— Ne m’appelez plus comme ça, Blanton. Vous m’agacez.

— Vous avez commandé dans le djebel, à Beyrouth… Beyrouth, j’y étais aussi. Beyrouth, Djibouti. Sarajevo. Ailleurs.

Je me suis accoudé à la table, j’ai enlevé mes lunettes.

— Vous détenez sur moi des renseignements classifiés. D’accord ?

— D’accord.

— Ces choses ne se trouvent pas sous le pas d’un cheval. Qui êtes-vous, Blanton ? Un homme de l’ombre ?

— Est-ce que ça revêt encore une quelconque importance ?

— Aucune.

— Non, mon commandant. Je ne fais partie d’aucun service de renseignement. Aucun service officiel. Rien qu’un ancien soldat comme vous. Un soldat d’infortune. J’ai quitté l’armée avec le grade de capitaine. Depuis la chute du mur de Berlin, des hommes de ma sorte, on en trouve partout. Ils proviennent des deux camps.

— De tous les camps. Un demi-solde. Pourquoi avez-vous quitté l’armée ?

— J’ai jugé qu’on ne me payait pas assez. Pas assez, en fonction de mes… capacités. J’ai fait mes quinze ans, et puis j’ai tiré ma révérence à ces messieurs.

— Le privé paye mieux.

— Infiniment mieux.

Ses motivations semblaient convenables. Un simple transfert de technicité. Je lui ai tout de même rappelé :

— Le privé risque de conduire entre les parois d’une presse hydraulique.

— Je ne l’ai pas perdu de vue, mon commandant. Mais que voulez-vous que je fasse ? Que je me roule par terre en pleurant à vos pieds ? Que j’essaie de tenter une sortie en force ? Que je m’évanouisse dans l’air, dans l’air impalpable, ainsi que les tours ennuagées, les palais somptueux, les temples solennels et toute cette terre, même…

— Sans laisser la moindre trace derrière vous… Je connais Shakespeare. Il m’est arrivé de lire La Tempête… Not a rackbehind… Vous pourriez bien ne laisser aucune trace, en effet. Est-ce que vous avez peur ?

Il s’essuie les paumes sur ses jambes de pantalon.

— Oui. J’ai peur. Je crois bien que jamais je n’ai autant eu peur de ma vie. Est-ce que vous n’auriez pas peur, à ma place ?

Un bon petit soldat, j’étais bien forcé de l’admettre.

— Sans doute. Vous m’intriguez, Blanton. Vous m’intriguez et vous me divertissez.

Il hausse les épaules, allume une cigarette.

— Vous aussi, vous m’avez intrigué. Passé un certain point, vous n’avez cessé de me divertir.

— Quel point ?

— Nous avons tous notre part de sordide… D’immonde… Nos petits accommodements avec le diable…

— Notre part de laideur et de saleté, oui. Notre petit tas de fumier personnel. C’était parfois seulement ce qui permet de tenir encore debout, quand tout le reste a flanché. Vous n’avez pas trouvé, tant pis. Cependant, n’oubliez pas : même chaussé de semelles en plomb, chaque pas qu’un homme fait en direction de sa propre mort tend à le rendre un peu moins méprisable.

Les yeux de Blanton ne sont plus que deux minces fentes dans un visage devenu gris et sans âge. Il réfléchit encore.

— Judas. La dimension humaine. J’aurais aimé découvrir la vôtre. Votre épaisseur. L’homme derrière le masque. J’avoue que ça ne m’aurait pas facilité les choses. Hélas ! vous êtes un homme très complexe, très secret, mon commandant. Très prudent.

— J’étais. Nous parlons de choses mortes. Pas très malin de votre part, tout ce que vous me dites. Clito, vous vous rappelez ?

— Capot avant, oui. En principe, vous ne deviez pas me dégringoler. Ce qui est fait est fait.

J’ai laissé passer un peu de temps. J’ai réfléchi en le dévisageant. Il n’y avait pas de mépris dans ses yeux, seulement une espèce de haine, mêlée de tristesse. Je lui ai déclaré :

— Je reconnais les faits qui me sont reprochés. Tout se règle un jour ou l’autre, la seule différence, c’est que nous ne parlons plus du même homme. Combien on vous paye pour ce boulot ?

Il a croisé les mains sur la nuque. Tout en fumant, il a réfléchi à son tour, il a calculé, puis m’a répondu :

— Voyons… Comparons ce qui est comparable… Une traque assez semblable à la vôtre… La dernière que j’ai faite, c’était une femme, à Vienne… Elle aussi naviguait sous toc. Correspondante de presse. Elle travaillait en douce pour un truc genre Amnesty International… Ça m’a pris six mois pour la loger. L’opération m’a rapporté cent vingt mille francs, net…