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— Et moi ? Combien ?

— Vous m’avez donné plus de mal. Vous n’avez pas fait d’erreur. Il a fallu beaucoup plus de temps. Disons cinquante pour cent de mieux, environ.

— Je vaux autant ? Pas possible, vous me flattez !

Il a haussé les épaules.

— Aux yeux de mes employeurs, vous valez autant.

— Vos employeurs…

Il a de nouveau haussé les épaules. La cigarette fumait devant sa figure. Ça l’obligeait à serrer les paupières et lui donnait une expression moins aimable. Il m’a prévenu :

— Inutile de me poser la question de leur identité. Pour éviter toute oreille indiscrète, on me contacte sur mon téléphone de voiture. Je me rends dans un immeuble de bureaux. Jamais le même. Un de ces locaux qui servent de domiciliation aux entreprises. À certaines entreprises. On les loue au mois, à la journée, parfois même à l’heure. Je reçois mes instructions. Pas beaucoup de formalisme, dans ces opérations, vous savez, et jamais de virements ou de chèques.

— Oui. Seulement du cash. Et l’officier traitant n’est jamais le même d’une fois sur l’autre. Vous aussi, vous avez des couilles, Blanton. Dites-moi…

Il a enlevé sa cigarette de la bouche. Dehors, on entendait rire et parler, mais qui et pourquoi ? Allez savoir… On a aussi entendu le mugissement grinçant de la presse, mais je n’avais rien fait pour ça.

— Votre cible, la Viennoise, vous savez ce qu’elle est devenue ?

— Affirmatif. C’était vraiment une très belle femme, très intelligente. Très sensible, très cultivée. Quelques jours après que je l’ai logée, elle a été victime d’un stupide accident de la circulation. Morte sur le coup. D’ordinaire, j’ai pour principe de ne pas suivre l’évolution de la clientèle. Cette fois-là, je l’ai su parce que tous les journaux en ont beaucoup parlé.

Je me suis mis debout et j’ai commencé posément à tout rattrouper, les documents, les photos, à tout remettre dans la sacoche. Blanton a levé une face livide. Un tic nerveux agitait sa paupière gauche. Il a écrasé sa cigarette. Ses doigts tremblaient doucement, mais sans arrêt. Il a pris le soin de reboutonner tant bien que mal sa chemise. D’une voix râpeuse, éraillée, il a déclaré :

— Le grand saut, n’est-ce pas, mon commandant ?

J’ai saisi le Beretta dans ma ceinture. J’ai fait signe de se lever. Il s’est déplié lentement, sans me quitter du regard.

— Nous ne sommes pas des machines. J’ai peur de flancher au dernier moment. J’ai une faveur à vous demander.

— Tout ce que vous voulez — sauf une chose.

— Finissez-en vite.

Il était au volant de la Toyota. Il tremblait de tous ses membres. Je comprenais très bien, j’aurais sans doute fait la même chose à sa place. Il tremblait, mais c’était seulement la viande qui tremblait, cette putain de viande qui se refuse jusqu’au bout à tourner charogne, l’infime salope. On a beau se raconter tout un tas de conneries pour enjoliver, la viande, sa propre viande, on n’en est jamais tout à fait maître. Jusqu’au bout, elle reste disposée à vous trahir. L’homme lui-même se tenait toujours à la perfection. À un moment, Blanton a été obligé d’appuyer le front sur son volant.

Je comprenais. À sa place, j’en avais vu d’autres s’en chier dessus de trouille. Ça ne les avait pas empêchés d’y passer quand même. Lui se tenait vraiment très bien. J’ai tendu la sacoche. Il l’a saisie sans comprendre. J’ai fait signe à Lee qui se tenait toujours en couverture dans mon dos. Il s’est approché sans bruit.

Je lui ai pris le Smith, j’ai retiré le chargeur, j’ai enlevé la cartouche de la chambre. Je lui ai rendu son arme, en la tenant par le canon. Je lui ai rendu le chargeur vide aussi. Blanton m’a adressé un dernier regard suppliant. Je lui ai murmuré, avec toute la douceur dont j’étais capable :

— C’est terminé, garçon.

Il claquait des dents. Il a été obligé d’appuyer la nuque au repose-tête. J’ai regardé ailleurs. J’ai hésité, puis je me suis décidé :

— Moi aussi, j’ai une faveur à vous demander.

Rosen dans la cabine de la grue. Lee, Lady… Moi avec mon Beretta automatique. Il faisait très chaud. Quelle faveur peut-on demander à un homme qui va mourir dans les quelques minutes qui suivent ? Blanton a fait un petit bruit de crécelle. J’ai réfléchi :

— Nous sommes mercredi. Je suppose que vos employeurs ne sont pas pressés à la journée.

Il m’a supplié, les yeux hagards.

— Faites vite, putain… Je veux pas partir liquide…

— Vous allez partir. Tout de suite. Ce que je vous demande, c’est de me laisser trois ou quatre jours, avant que le gros de la troupe ne débarque. Le temps que je mette tout en ordre dans ma tête.

— Partir ?

Il m’a dévisagé, stupéfait. Je l’ai rassuré :

— Pas de lézard. Je vous donne ma parole d’officier que je ne bougerai pas d’ici. Vous n’étiez qu’un éclaireur. Vous m’avez trouvé. Vous avez marqué la cible. D’autres pourraient le faire après vous… Et d’autres encore…

— Éclaireur…

Il m’a contemplé. Il était hébété. Il a regardé la casse, les collines, le ciel. Le ciel était souvent du même bleu intense dans les Aurès. Je dirigeais un commando de chasse. Le ciel, on avait l’impression de pouvoir le toucher du bout des doigts. Je n’avais pas son âge. J’ai murmuré doucement :

— Vous allez devoir vivre, Blanton. Votre mort, vous venez de la fixer dans le blanc des yeux. Elle vous a même craché à la gueule. (J’ai haussé les épaules :) C’était un risque à courir, n’est-ce pas ? Je doute que ça vous ait appris quoi que ce soit.

Je lui ai rendu ses clés de voiture. J’ai un peu souri, vaguement :

— Une dernière chose. Lorsqu’ils viendront, je voudrais que ça soit le soir. Twilight time… J’aimerais que ça soit en Buick, une grosse Buick ou une Chevrolet… Ce genre de voiture… J’aimerais que la fin revête un caractère… esthétique, voyez-vous ? J’aimerais, j’aimerais, mais entre ce qu’on aime et ce qu’on a…

Il a mis le contact. Le démarreur a henni, puis Blanton a emballé le moteur à deux ou trois reprises. Il m’a encore regardé. Une dernière fois. Il était toujours aussi livide. On aurait dit qu’il avait la moitié de la face paralysée. Il serrait les dents. Il donnait l’impression d’avoir envie de vomir. Sa voix m’est parvenue, hachée et lointaine, pénible comme une mauvaise transmission radio :

— Je ferai passer le message. Je ne peux rien garantir.

— On ne peut jamais rien garantir. (Je lui ai rappelé :) Seulement trois ou quatre jours. Le temps de me retourner.

Il a fait marche arrière. Le portail était ouvert. J’ai suivi des yeux le nuage de poussière ocre que la Toyota soulevait derrière elle en partant. Bientôt, la poussière est retombée. J’ai regardé le ciel. Il tournait déjà au blanc. Il allait encore faire une canicule d’enfer. Tant mieux.

Trois jours ont passé. C’était de nouveau le soir — un dimanche soir. Il faisait toujours une terrible chaleur qui rendait tout indistinct et harassant. L’air brûlant vous buvait la sueur à même la peau. Le ciel était d’un blanc opaque, dépoli. Pas même de rémission au moment du crépuscule. De ces trois derniers jours, je n’avais rien fait de bon. J’avais travaillé avec Rosen sur un vieux Dodge. Il voulait le transformer en camion-plateau. Nous avions tronçonné la caisse, soudé des barres de renfort, poncé, mastiqué. De temps à autre, tout en fumant une cigarette, je jetais un regard en direction de la colline. Fusil automatique. Balle supersonique. Un mince fil d’acier vibrant relie en une fraction d’instant deux points distants l’un de l’autre de quatre à cinq cents mètres. Poudre sans fumée. Si on s’y prend bien, une seule suffit. La victime est morte bien avant d’avoir perçu la détonation qui signale d’ordinaire le départ du coup.