Выбрать главу

— Qui te parle de pitié ?

— Je voulais te revoir. Je savais que tu étais toujours vivant quelque part. Je le sentais. S’il t’était arrivé quelque chose de grave, je l’aurais senti aussitôt.

Elle chuchotait, en tâchant d’éviter mon regard. Peu à peu, la peur m’a envahi. Elle me rappelait ma mère. Ma mère lorsqu’elle était presque en phase finale. Merde, c’était impossible. Pas elle, pas Alex. Mon voyage était le mien, mais elle… Elle a soupiré une nouvelle fois, très doucement. C’était une habitude que je ne lui connaissais pas. Peut-être que je n’avais pas connu grand-chose d’elle, au fond, pas grand-chose de personne après tout, avec ma grande gueule, mon acharnement à toujours tout faire de travers…

Plus de lumière orange pour donner un peu de chaleur aux choses. Ma peine s’est changée en souffrance, puis la souffrance en colère. Alex ne disait rien. C’est tout juste si je l’entendais toujours respirer. Je n’osais plus lui prendre la main, je n’osais plus dire quoi que ce soit moi non plus. J’avais trop peur d’exploser. Pour un peu, j’aurais tout cassé autour de moi. Je me doutais que c’était un peu de ma faute, tout ça. J’avais l’impression de deviner, petit à petit. C’était assez incroyable, mais tout ce qui arrive aux autres l’est toujours.

On y voyait de moins en moins et ça rendait les choses moins pénibles. Moi aussi, je me suis mis à chuchoter. C’était drôle, parce que nous étions seuls, loin de tout… On aurait dit deux taulards, ou deux mômes qui avaient peur de se faire prendre par les grands. Peut-être après tout que ça ne les regardait pas, les grands… Je lui ai un peu parlé de moi, de ma vie, et elle aussi, elle m’a parlé… Elle m’a avoué :

— Quand tu as braqué ce fusil sur moi, j’ai réellement pensé que tu allais tirer. Je me suis sentie soulagée. Ça m’aurait arrangé que tu le fasses.

— Pas moi.

— Oh ! je le sais bien.

— On ne survit pas très longtemps, avec seulement cinq cents grammes de masse cérébrale. On n’est plus très regardable non plus. Alex, est-ce que je peux encore faire quelque chose pour toi ?

— Oui. Si ça ne te dégoûte pas trop.

— Pourquoi ça me dégoûterait ?

— Regardable.

J’ai allumé un petit spot. J’ai découvert qu’Alex avait la figure mouillée, comme une route secondaire après l’averse. Je lui ai essuyé les yeux. Elle a relevé le front et m’a souri courageusement.

— Je ne veux pas que tu te forces.

La colère m’a envahi.

— Il y a deux solutions. Je ne sais pas laquelle te paraît la plus plaisante.

— Deux solutions ?

Je me suis penché au-dessus d’elle, j’ai étendu la main. Entre les coussins et la paroi de la caravane, il y avait l’un de mes deux Beretta automatiques. J’ai actionné la culasse et je le lui ai flanqué en travers des cuisses.

— Faute de femme, je couchais avec ça. Le chargeur est plein, et il y a une cartouche dans la chambre.

Balle expansive, presque pas de pression à exercer sur la détente.

Alex a enroulé les doigts autour de la crosse. Elle a levé l’arme et l’a contemplée avec une petit grimace amère.

— La plus sûre manière de ne pas se manquer, c’est de s’enfoncer le canon sous la mâchoire, là. (À l’aide de mon index raidi, je lui ai indiqué l’endroit.) Le reste se passe tout seul.

Alex a soulevé le pistolet. Lentement, sans me quitter des yeux.

— Il est réellement chargé ?

— Réellement.

— L’autre solution ?

— Tout dépend de toi.

Elle a enfoncé le canon du Beretta là où je lui avais montré. Elle le tenait comme il faut, sans trembler. Elle avait le doigt sur la détente. J’avais cessé de respirer. Je sentais la terre fuir sous mes pieds, à des milliers de kilomètres à la seconde, fuir dans la nuit… Très doucement, Alex a murmuré quelque chose… Je me suis entendu grincer des dents… Imbécile… Imbécile… À l’instant où j’ai vu ses phalanges se crisper, à l’instant où elle assurait une dernière fois sa prise autour de la crosse, j’ai brusquement lancé le poing en marteau d’un geste circulaire. Le coup a touché le bloc de culasse au moment où le percuteur s’abattait. Une fraction de seconde plus tard et Alex s’explosait la tête. La balle ne l’a manquée que de quelques centimètres avant de traverser le plafond et d’aller se perdre au diable. Dans le petit espace confiné de la caravane, la déflagration a été assourdissante. Nous sommes restés une fraction de seconde hébétés, puis je me suis jeté sur elle, je lui ai arraché le pistolet des mains et je l’ai jeté derrière moi. Puis je l’ai saisie aux épaules et j’ai hurlé :

— Ne fais plus jamais ça, tu m’entends ? Plus jamais !

Je l’ai secouée avec violence. Elle ne se débattait pas. Je m’en foutais. Elle ne criait pas, elle ne pleurait pas. Elle avait les mains ouvertes. Je m’en foutais. À force de la secouer, je me suis fait peur. J’étais plus qu’à moitié sourd, mais dehors, j’ai entendu Lady. Elle hurlait en se jetant contre la grille de son enclos.

— L’autre solution ? m’a demandé Alex.

— Plus jamais. Plus jamais !

J’étais forcé de hurler. Alex a fait la grimace — une grimace de souffrance.

— D’accord.

— C’était pas la peine de revenir pour faire ça.

— D’accord.

— Pas toi. Pas sous mes yeux.

J’ai cessé de la secouer, mais ma colère n’était pas tombée pour autant. J’avais passablement perdu la tête. Je lui ai crié à la figure :

— Écoute. On remet tout à zéro. Tous les compteurs. Je me fous de ce qui s’est passé avant. Je me fous d’avant. Je me fous de tout. Plus jamais un truc pareil. C’est tout. Plus jamais !

Je l’ai lâchée. Tout doucement, elle s’est frictionné la nuque du bout des doigts. Je me suis mis debout.

— Lève-toi.

Elle a obéi. Sans comprendre, elle m’a vu chercher un peu partout. Elle est restée debout, vaguement hébétée. Elle commençait à ressentir l’état de choc. J’ai ramassé tout ce qu’il y avait comme armes un peu partout, j’ai pris ma grosse torche qui me servait pour faire mes rondes et j’ai entraîné Alex dehors. Il restait pas mal de clarté au couchant et Lady avait cessé de hurler. Elle s’était mise à japper et à pleurer d’une voix rauque. Au passage, j’ai ramassé mon riot-gun, ainsi que toutes les cartouches que j’ai pu retrouver ça et là. Je n’arrêtais pas de me maudire et de m’insulter à mi-voix.

À côté de la presse, il y a une vieille citerne creusée dans le sol. Elle ne sert à rien depuis des lustres, tout au plus à contenir les eaux pluviales qui proviennent du toit du hangar, lorsqu’il pleut assez. La dernière fois, c’était en mars et nous étions à la fin de l’été. J’ai posé la lampe et tout mon barda et j’ai soulevé la grosse dalle en ciment. J’ai senti mes reins et mes épaules craquer, mais rien ni personne n’aurait pu m’empêcher. J’ai crié à Alex :

— Où tu vas ? Ne bouge pas.

— Je ne bouge pas.

Elle n’avait pas bougé.

J’ai donné un coup de lampe en bas. Au fond, il restait seulement de la vase, une vase sombre, d’apparence huileuse, et très malodorante. J’ai tout flanqué dedans, j’ai arraché ma vieille veste de treillis et je l’ai jetée aussi. Dans le faisceau de ma lampe, j’ai tout regardé s’enfoncer lentement. Seule la veste est restée en surface. Alex s’est penchée, sans doute dans le but de m’aider à refermer.

— Laisse.

Je l’ai empêchée.

— Laisse, c’est à moi de le faire.

J’ai remis la dalle en place en grinçant des dents. Je me suis redressé et j’ai regardé autour, puis j’ai éteint ma torche. Alex ne disait toujours rien. On aurait réellement dit un fantôme, un être immatériel sans plus de consistance qu’un songe ou un souvenir surgi d’aucun endroit connu ou inconnu, même de votre propre mémoire. Une fraction de seconde, je me suis même demandé si elle était bien autre chose qu’une hallucination ou un remords.