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— Vous ne vous sentez pas bien ?

Et c'était lui qui me posait cette question ! Je fis un effort de titan pour lui répondre :

— Non, non, ça va, ce n'est rien, écoutez, je comprends… dommage… un autre éditeur peut-être… excusez-moi, une urgence…

Une lecture ! Voilà d'où me venait ma hantise du mode conditionnel. D'une lecture que j'avais faite ! Une lecture, un jour, et le virus du conditionnel dans le sang.

Je n'avais plus qu'une hâte : vérifier mes sources, vérifier ! Vérifier !

La porte refermée, je me jetai sur l'interphone et priai Mâcon d'annuler tous les rendez-vous de la matinée.

— Vous en avez six, Malaussène, dont deux qui vous attendent déjà.

— Annoncez-leur ma mort. Loussa est dans la maison ?

— En réunion de représentants, pourquoi ?

— S'il vous plaît, dites-lui de me rejoindre dans la bibliothèque dès qu'il le pourra. Je n'y suis pour personne, sauf pour lui.

Une fois dans la bibliothèque, il me fallut environ deux secondes pour mettre la main sur le Bartleby de Melville. Bartleby ! Herman Melville, Bartleby, parfaitement. Qui a lu cette longue nouvelle sait de quelle terreur peut se charger le mode conditionnel. Qui la lira le saura. Herman Melville, Bartleby. J'ouvris le volume, y plongeai sans précaution, comme vers la dernière main du noyé, et tombai pile sur la première rencontre entre le narrateur — un avoué plutôt porté sur l'humanisme — et le nommé Bartleby, qui donne son titre à la nouvelle :

« En réponse à mon offre d'emploi, je vis un matin un jeune homme immobile sur le seuil de mon étude : la porte était ouverte et nous étions en été. Je revois encore cette silhouette, lividement nette, pitoyablement respectable, incurablement solitaire ! C'était Bartleby. »

C'était bien Bartleby. Oui. Voilà. C'était Bartleby. Je poursuivis ma lecture jusqu'au premier refus de Bartleby. Copiste chez cet homme de loi, Bartleby allait, dans quelques pages, refuser de collationner un texte avec lui.

« Imaginez ma surprise, lorsque, sans bouger de sa retraite, Bartleby répliqua d'une voix singulièrement douce et ferme :

— J'aimerais mieux pas.  »

Suivait une note sur la traduction la plus adéquate de l'expression utilisée par Bartleby : I would prefer not to. Fallait-il écrire, comme la traductrice l'avait fait dans une précédente édition : Je préférerais n'en rien faire, ou moderniser l'expression en optant pour ce : J'aimerais mieux pas, moins poli mais plus ferme ? La difficulté résidait dans ce not to final, particularité anglaise intraduisible chez nous. Or, toute la détermination de Bartleby vient de cette opposition entre l'apparente politesse du conditionnel I would prefer et le tranchant de ce not to.

« — Vous n'aimeriez mieux pas ? répétai-je en écho et, en proie à une vive agitation, je me levai et traversai la pièce en une seule enjambée. Que voulez-vous dire ? Auriez-vous l'esprit dérangé ? Je veux que vous m'aidiez à collationner ce feuillet, tenez !

Et je le lui tendis.

— J'aimerais mieux pas.  »

I would prefer not to.

Tout en lisant, je me surpris à traduire en anglais la revendication du Petit. Tant qu'il était resté sur la terre ferme du mode indicatif : « Je veux mon papa… I want my daddy », je ne m'étais pas inquiété, j'y avais même vu une invite à l'aimable rigolade. Les choses s'étaient gâtées quand le Petit avait troqué le verbe vouloir contre le verbe préférer et cet indicatif de bon aloi contre ce conditionnel retors, « je préférerais mon papa ». « I would prefer my daddy. »

« Je le regardai fixement. Son visage maigre était tranquille ; ses yeux gris, calmes et éteints. Aucune ombre d'agitation ne troublait sa surface. Si j'avais décelé dans ses manières la moindre trace de malaise, colère, impatience ou impertinence, en d'autres mots si quelque émotion banalement humaine s'était manifestée, je l'aurais sans aucun doute chassé de mes bureaux sans ménagement. Mais, en l'occurrence, autant jeter à la porte mon buste de Cicéron en plâtre de Paris.  »

Le fait est que depuis ce maudit conditionnel le visage du Petit avait perdu toute expression. Seules ses lunettes roses paraissaient encore vivantes. Ni chagrin, ni envie, ni colère… Pas même de la détermination ! Un visage désert. « Je préférerais mon papa. » « I would prefer my daddy… » Une préférence qui se suffisait à elle-même. Aucun doute, le Petit était atteint de bartlebisme. El les lecteurs de Bartleby savent à quelle extrémité peut conduire cette affection !

*

J'en étais là de mes ruminations quand mon ami Loussa de Casamance, spécialiste sénégalais de littérature chinoise, et frère de lait de ma Reine Zabo, fit irruption dans la bibliothèque.

— Nín hǎo, petit con ! (Bonjour, petit con), ça va ?

Je lui répondis abruptement :

— Bù. (Non.)

Et j'ajoutai :

— Pas du tout.

Histoire de lui faire comprendre que l'heure était grave et que je n'étais pas d'humeur à en débattre dans sa langue d'élection.

— Méi wèntí ! mon garçon, répondit-il sans se démonter. (Pas de problème, mon garçon.)

Et il demanda :

— De quoi s'agit-il ?

Quand je lui eus décrit les symptômes du Petit et exposé mes craintes, il prit un air songeur.

— Bartlebisme, hein ?…

— Dans sa forme la plus aiguë, oui.

Il posa sur moi un regard sans illusion.

— Inutile, je suppose, de te faire observer que Bartleby est une nouvelle (il appuya sur le mot nouvelle), qui relève de la pure fiction (il insista sur le mot fiction) et que Melville n'y manifeste aucune prétention au diagnostic médical. (Il souligna aussi cet adjectif.)

— Inutile, en effet.

— Si diagnostic il y a, il concerne l'espèce humaine en général, comme en témoignent d'ailleurs les quatre derniers mots de la nouvelle.

— « Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité ! » Je sais.

— Tu sais.

Vint un silence qui n'était pas exactement de découragement.

— Si je ne peux te convaincre que le « bartlebisme » n'est pas une affection réelle, il faut néanmoins que je raisonne avec toi comme si le Petit était réellement atteint de bartlebisme. C'est ça ?

— C'est ça.

— Eh bien, partons sur cette base ! répondit-il joyeusement, mais dans un restaurant, si tu le veux bien, j'ai une faim d'ogre. On reste ici, ou on file sur les terres ? Je serais tenté par un bon couscous, ça te va ? L'Homme bleu, non ? Faisons dans le berbère. Je t'offre un mesfouf de la mariée : semoule, cannelle, petits pois, fleur d'oranger, recueillement et raisins secs, qu'en dis-tu ?

La suite à L'Homme bleu, donc, chez Youcef et Ali, devant un petit gris bien glacé où Loussa puisa sa force de conviction.

— Bon. Va pour ton bartlebisme. Après tout, ces pages recèlent peut-être aussi une vérité clinique. On n'est pas pour rien la plus belle nouvelle du monde…

Longue gorgée de gris.

— Tu ne bois pas ?

Et de reposer son verre.

— Je vois pourtant une différence notable entre ton jeune frère à lunettes roses et ce pauvre Bartleby.

— Pas moi. Leur visage a la même expression.