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— Non ! J'ai répété : Non, non ! Ça, non !

— Je peux te parler deux secondes, Ben ?

Hadouch est descendu de l'ambulance. Je l'ai rejoint sous la pluie.

— Tu as peur qu'on vienne nous rendre visite, c'est ça ? Que le méchant vienne récupérer son bonhomme et son oreille ?

— Entre autres, oui.

Hadouch a posé sa main sur mon épaule.

— Là, tu me fais mal, Ben. Tu blesses l'Arabe, en moi. On n'est pas capable de vous protéger ? Mo et Simon sont des passoires ? Ils vont être heureux de l'apprendre… T'as plus confiance, alors ? T'aimes plus Belleville ?

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Et Louna ? Tu as pensé à Louna ?

Allons bon, que fallait-il penser de Louna ?

— C'est un troc de l'âme, cette affaire, Ben. Il lui faut son mourant, à Louna, pour cicatriser. T'as pas compris ça ? Elle va se dévouer jusqu'à l'oubli, si tu veux mon avis. C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Un don du ciel en quelque sorte. Tu préfères qu'elle oublie ou que j'aille châtrer son neurologue ?

Nous sommes remontés dans l'ambulance. J'ai regardé le don du ciel.

— Bon dieu qu'il est maigre !

Louna a répondu :

— C'est le ver solitaire, Ben.

Elle a précisé :

— Il a un ténia.

3

LA MÉMOIRE DU TÉNIA

Se souvenir, c'est soustraire. Nous n'étions que cinq à l'époque. Manquaient le Petit, bien sûr, et Verdun, et C'Est Un Ange, et Monsieur Malaussène, et Julie, que je n'avais pas encore rencontrée. Julius le Chien lui-même attendait de naître pour nous choisir. Restaient Louna, Thérèse, Clara, Jérémy et moi. Plus maman, quand elle était là.

Dans l'ensemble, notre supplicié fut bien accepté.

— On va le soigner, a dit Jérémy. On va le soigner et on va le garder.

— Le garder ? a demandé Thérèse. Pourquoi le garderait-on ? Nous ne le connaissons même pas !

— J'ai pas dit « se le garder », a répondu Jérémy, j'ai dit « le garder ».

Et, comme Thérèse s'évertuait à ne pas comprendre :

— Le garder, quoi ! Bien le garder ! Faire les sentinelles ! Pas se le garder ! Le garder ! Que personne vienne lui faire du mal ! Tu comprends ou tu es trop conne ?

Thérèse et Jérémy cultivent depuis toujours cet art du quiproquo qui fait le sel de leurs relations. D'accord sur tout, ils ne s'entendent sur rien. Leur façon de supporter le bail perpétuel de la fraternité.

— Le protéger, tu veux dire.

Thérèse vivait déjà à cheval sur les mots. Elle produisait des petites phrases électriques et bien structurées où le vocabulaire avait rarement la permission de minuit.

— C'est ça, le garder.

Le fait est que notre pensionnaire fut bien « gardé ». Hadouch était une pieuvre. Ses bras droits avaient des bras droits. Mo le Mossi et Simon le Kabyle régnaient sur une armée de lieutenants qui eux-mêmes ne comptaient plus leurs soldats… S'approcher de notre quincaillerie à moins de huit cents mètres sans être repéré relevait de l'exploit. Le mastard à l'oreille coupée en fit les frais. Il avait cru pouvoir s'offrir une petite reconnaissance à Belleville, le bonnet enfoncé et le groin anodin, mais s'en était retourné plus vite que prévu, trop heureux de ne pas y laisser sa deuxième oreille.

— Convaincu ? me demanda Hadouch.

Belleville s'était refermé sur nous. Nos anges gardiens avaient déployé leurs ailes. La tribu pouvait sortir les yeux fermés. Nous étions provisoirement immortels. La pluie elle-même hésitait à nous mouiller.

Quant à notre mourant, il avait troqué un hôpital contre une forteresse où chacun se vouait à sa résurrection.

— Qu'est-ce qu'il a, au juste ?

Louna décrivit le désastre anatomique devant un amphithéâtre bourré à craquer. Il y avait la tribu Malaussène au complet, bien sûr, mais il y avait les Ben Tayeb, aussi, le vieil Amar et Yasmina, plus Hadouch, Mo et Simon, flanqués de leur état-major. Ça se passait là-haut dans ma chambre, où gisait l'écorché dans un parfum d'éther. (Maman, elle, s'obstinait à pleurer dans son lit la mort d'un être qui n'était pas né.)

Louna professait en blouse blanche. Atmosphère aseptique et studieuse.

— Aucune blessure létale, mais un état de déshydratation et de cachexie tel que sa vie ne tient plus qu'à un fil.

Hadouch traduisait à ses troupes :

– Ça veut dire qu'il a rien de mortel. Il crève juste de soif et de faim. À part ça ?

Louna égrenait le chapelet du martyre.

— Ongles arrachés, dents cassées, brûlures diverses…

— On dirait qu'on a voulu le plumer comme un poulet, fit observer le vieil Amar. Regardez la peau, sur la poitrine…

— Un chalumeau, fit Simon. Ils étaient pressés. C'est comme peindre au rouleau…

Les connaissances de Hadouch en matière de brûlures prospectives affinèrent le diagnostic.

— Les petits ronds, là, sur les bras, c'est les cigarettes des soldats. Des blondes à la braise pointue. Mais les cratères, sur la plante des pieds, c'est du cigare. Il s'est fait interviewer par le patron de la bande. Un grossium qui donne dans le double corona. Un imprudent, il laisse des traces.

Mo le Mossi émit une hypothèse :

— Ils se foutaient des traces. Ils voulaient le faire parler et le buter après.

— Sur un cadavre, des traces, ça devient des indices, objecta Hadouch.

L'assistance prenait mentalement note.

Louna poursuivait son cours d'anatomie déglinguée.

— Une épaule démise, hémarthrose du genou, deux côtes cassées…

MO : Des côtes pétées ? Il a les soufflets troués ?

LOUNA : Pas de perforation pulmonaire, non, il ne crache pas de sang. Il en vomit. Il a dû en avaler beaucoup.

MO : Ça, c'est quand ils se sont occupés de ses dents ! (À ses hommes) : Faut toujours faire cracher, quand on travaille les dents ! Sinon, ils avalent, ils avalent, et, au moment où on s'y attend le moins, ils en foutent partout.

LOUNA : Plaies infectées, ulcérations des chevilles et des poignets…

SIMON : Ça fait combien de temps qu'il a disparu de ton hosto ?

LOUNA : Dix jours, à peu près.

SIMON (à ses hommes) : Ils l'ont gardé attaché pendant dix jours.

HADOUCH : Encore un indice. Ça donne quoi, si on fait le total ?

Louna secoua une tête pessimiste :

— Constantes catastrophiques : la tension est tombée à 6, l'urée est au plafond… ionogramme lamentable, fièvre permanente…

— Il a une chance de s'en tirer ?

Une voix nouvelle trancha :

— Il ne mourra pas.

Tout le monde se tut. Thérèse fendit l'assemblée, raide comme un verdict, écarta Louna par la seule autorité de ses yeux, prit la main du martyr qu'elle retourna comme une limande, en lissa la paume, longuement, et se plongea dans une lecture silencieuse au terme de laquelle elle répéta :

— Il ne mourra pas.

Puis elle précisa :

— Ce n'est pas n'importe qui !

Et encore :

— Il ira très loin.

JÉRÉMY : Arrête de faire ton intéressante ! Dis-nous plutôt qui c'est.

THÉRÈSE : Les lignes de la main ne sont pas une carte d'identité.

JÉRÉMY : À quoi ça sert, alors, tes conneries ?

THÉRÈSE : À vous annoncer qu'il ne mourra pas,

JÉRÉMY : Évidemment, puisqu'on va le soigner !

Controverse interrompue par Clara qui s'était glissée au pied du lit, avec sa discrétion de photographe, son art si doux de la transparence, l'œil tombé dans son vieux Rollei, bras levé, le pouce sur le déclencheur, et :

Flash !

— Nooooo ! Manfred, I did'nt kill you !

Fut-ce la lueur du flash ? Le blessé se redressa à l'équerre, et d'une voix étonnamment puissante pour un demi-mort, il gueula cette phrase, en anglais :