Выбрать главу

— Nooooo ! Manfred, I did'nt kill you !

Ça venait de si profond, ça charriait une telle douleur, c'était une affirmation d'une telle violence, un malheur si destructeur, et cela passait par des yeux à ce point écarquillés que ma peau se retourna tout entière.

— Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Jérémy.

— Il s'adresse à un certain Manfred, traduisit Thérèse. Il lui affirme qu'il ne l'a pas tué.

— Ah bon, dit Hadouch, c'est un gars du métier…

*

Tout compte fait, il tombait bien, le gars du métier. Les cloches de Pâques venaient de sonner l'entracte scolaire. Or, si les vacances de Thérèse ou de Clara ne posaient jamais problème — chacune s'occupait muettement à ses passions respectives — , Jérémy, lui, n'était pas le genre de gosse à s'oublier dans l'aéromodélisme. Quant à l'envoyer en colo, c'était courir le risque d'une guerre de décolonisation.

Non, notre pensionnaire tombait à pic. Il fixait les troupes de Hadouch, consolait Louna, jugulait Jérémy, passionnait Thérèse, et je ne crois pas me tromper en affirmant que si Clara est devenue un cordon-bleu, c'est grâce à son passage dans la famille. Il manquait de tout à son arrivée — glucides, protides, lipides, la collection complète des vitamines et beaucoup d'eau pour faire le liant — , il fallut, le nourrir juste, et en quantité. D'autant qu'il faisait part égale avec son ténia. Une nourriture équilibrée, donc, mais copieuse.

— El de la qualité, surtout, de la qualité française ! C'est un Américain, faut pas qu'il reparte déçu.

Jérémy était intraitable sur ce point.

Du tournedos Rossini au filet de sole sauce Mornay, en passant par la blanquette de veau et le bœuf bourguignon, il eut droit à une vraie culture, que complétaient, par intermittence, le couscous de Yasmina et l'épaule d'agneau à la Montalban. Déjeuners et dîners royaux. Des siècles de gastronomie dressés contre la barbarie hamburger. Clara cuisinait au millimètre et Jérémy se chargeait de la présentation. Il était devenu orfèvre en papillotes. Ce que Thérèse jugeait superflu puisque chaque mets, si élaboré fût-il, devait être broyé au mixeur pour finir dans une vessie que Louna branchait à la sonde gastrique.

— C'est pas parce qu'il ne peut bouffer que de la bouillie qu'on doit négliger la déco, expliquait Jérémy à Thérèse. Regarde, moi : quand j'ai rien à dire dans une rédac, je soigne mon écriture. Question de principe.

— Tu n'as pas oublié son pansement gastrique ? demandait Louna.

— Phosphalugel envoyé ! annonçait Jérémy comme on répond à l'officier de quart : vous pouvez mettre la pression !

Louna malaxait alors la vessie de caoutchouc. Les yeux de la famille suivaient la progression de la nourriture dans les anneaux de la sonde, puis l'attention générale se portait sur le visage du malade :

— On dirait qu'il aime.

Momentanément emplâtré par le pansement gastrique, le ver solitaire se recroquevillait sur lui-même et laissait manger son hôte dont le visage rosissait.

— Oui, il a l'air d'apprécier.

— Il peut ! C'est rien que du premier choix. Je suis allé faire le marché place des Fêtes.

Toutes paroles destinées à nous rassurer, parce qu'à la vérité, si ces repas se passaient bien, la plupart finissaient mal. Le peu de force que notre malade y gagnait s'épuisait, quelques minutes après le gavage, en un hurlement — toujours le même — poussé au comble de la rage :

— Cristianos y Moros !

Et il retombait, exsangue sur son oreiller, comme s'il n'avait rien mangé.

La première fois, Jérémy demanda :

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Des chrétiens et des Maures ! traduisit Thérèse.

— Des « Maures » ?

— Des Arabes, précisa Thérèse.

— C'est de l'anglais ?

— De l'espagnol, corrigea Thérèse.

— Cristianos y Moros ! répéta l'autre.

— Faudrait savoir, gronda Jérémy en lançant un regard suspicieux à Thérèse, il parle anglais ou espagnol ?

Après ce hurlement, notre malade retombait généralement dans un coma si profond que Louna y perdait son latin.

C'est alors que le ténia se mettait à table. Le ténia ronronnait. Ce n'est qu'une image, certes, une image sonore, mais cela ne faisait de doute pour aucun d'entre nous : quelque chose se nourrissait à l'intérieur de notre patient, quelque chose d'immonde s'envoyait goulûment les chefs-d'œuvre de Clara, une voracité souterraine et satisfaite d'elle-même vidait ce corps de sa substance. Et ce pillage ravivait la douleur de l'esprit :

« No, Manfred, no, it's not me ! »

Il délirait. Des borborygmes plus que des phrases. Des bulles, à la surface d'une conscience morte. La fermentation du désespoir.

« Ta mort, Manfred, c'est Papa ! »

Ou des protestations de fureur :

« Ton fils est mal élevé, Philip ! Il me pose des bombes sous le cul ! »

Thérèse prenait des notes, un calepin ouvert sur ses genoux aigus.

« Saint Patrick ! Où as-tu caché Jérónimo ? »

Thérèse cherchait le fil de la cohérence. Elle traquait le sens et traduisait au plus près.

« Papa, je ne veux pas de tes bonbons ! Manfred est mort ! Je suis venu te faire manger tes garçons. »

Et après chaque repas, toujours ce leitmotiv, au volume sonore incomparable :

« Cristianos y Moros ! »

Un vrai cri de guerre. Ce fut Hadouch qui s'en inquiéta le premier.

— Qu'est-ce qu'il leur veut, aux roumis et aux Arabes ? Qu'est-ce qu'il nous veut, ce mec ?

« Cristianos y Moros ! »

— Et si c'était un agent du Mossad ?

Hadouch était inquiet. Hadouch nous voyait infiltrés par les Services secrets israéliens, embarqués dans une de ces guerres de religion qui font exploser les poubelles. Il alla chercher le rabbin Razon de la rue Vieille-du-Temple. Le rabbin, qui était homme de paix, passa une nuit auprès du malade. Il fut catégorique. À sa façon ironique et rêveuse, mais catégorique :

— C'est un Juif, oui, il a un sens aigu de la famille. Mais rassurez-vous, sa fille le préoccupe davantage que les chrétiens et les Maures.

— Sa fille ?

— Adonaï, Dios Santo ! Elle se tape du goy à la chaîne. Du goy et du Juif, d'ailleurs. C'est une fille de feu.

— Pute ?

— Non, mon garçon, elle épouse à chaque fois.

— Rabbi, quoi d'autre ?

— C'est un homme puissant.

— Mais encore ?

— Grosse mémoire. Très encombrée.

— Et ?

— Courageux.

— C'est tout ?

— Casher.

Il ajouta :

– À sa façon. C'est un homme de la Loi. Mais il a le ver solitaire. Je passerai prendre de ses nouvelles de temps en temps.

— Rabbi, vous serez toujours le bienvenu.

Un matin, l'endormi à la voix de stentor hurla un mot nouveau :

— Cappuccino !

Jérémy, qui était de garde, ne connaissait pas ce mot. Il réveilla Thérèse.

— Dammi un cappuccino, stronzino, o ti ammazzo !

— Un cappuccino, sinon il te tue, traduisit Thérèse avec une certaine satisfaction. Elle ajouta : Il parle italien, maintenant. Elle ajouta encore : Anglais, espagnol, italien, ça doit être un Juif new-yorkais. Va réveiller Clara, pour le cappuccino. C'est une espèce de café avec de la crème, ou quelque chose comme ça…

Le cappuccino eut sur le ver solitaire l'effet d'un harpon planté dans le flanc d'une murène. Réveillée en sursaut, la bête bondit dans le ventre du malade. Un anaconda en furie qui donnait de la tête contre toutes les portes. Le New-Yorkais se tordait dans son lu. De douleur et de rire. Ce cappuccino, c'était une blague qu'il faisait à son ver. Hurlements subséquents et réveil de Louna :