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— C'est du yiddish, fit la voix rêveuse de Rabbi Razon.

— Et ça veut dire ? demanda Jérémy.

– Ça veut dire : « Moshe, donne-moi un bocal de cornichons à la russe et une livre de café, c'est pour amuser mon ver. »

— Pas question ! s'exclama Louna, comme si l'épicier Moshe était présent dans la chambre.

— Cet homme se bat contre son âme, expliqua Rabbi Razon, huerco malo ! c'est un cœur tourmenté, il se punit lui-même, et c'est un vaillant.

Planche à Voile poursuivit ses investigations jusqu'à la conclusion finale :

— Pas de syndrome méningé, pas de syndrome pyramidal, réflexes et tonus musculaire normaux, aucun argument en faveur d'un hématome sous-dural ou d'une hémorragie méningée…

Puis, se tournant vers Louna :

— Il se porte comme un chef, ma grande, t'as fait du beau boulot !

Une seconde, je crus que la « grande » allait fondre sous la chaleur ambrée de ce regard, mais la voix de Hadouch maintint la température ambiante très au-dessous de zéro.

— Alors pourquoi il se réveille pas, s'il se porte si bien que ça ?

— Hystérie, peut-être, je sais pas.

— Et comment tu vas faire, pour savoir ?

— Repasser tous les jours à la même heure.

— Pour ?

— L'observer. Comme disait mon maître Machin : « La neurologie est une science contemplative. Démerdez-vous avec ça. »

Le duel se serait sans doute prolongé si Clara n'avait fait son apparition avec le plat du jour.

— Côtes d'agneau à la provencale et gratin dauphinois, annonça-t-elle.

Tant que nous y étions nous assistâmes à la collation. Qui s'acheva comme d'habitude :

— Cristianos y Moros !

Et ce fut là que Planche à Voile marqua un point décisif.

— Ah bon ! fit-il.

— Quoi, ah bon ? demanda Hadouch.

Planche à Voile répondit de très haut :

— Laissez tomber la gastronomie, il aime pas votre bouffe quatre étoiles, c'est un homme à couilles, il lui faut du solide !

— « Cristianos y Moros », ça veut dire tout ça ? demanda Jérémy.

— C'est le nom d'un plat, répondit Planche à Voile. Un plat latino. Ils sont des millions à bouffer ça, là-bas. Du riz blanc et des haricots noirs : Cristianos y Moros.

Puis, à Louna :

— La séance est levée. Tu viens, ma grande ?

*

La grande y alla. Et ce fut la fin de l'harmonie : Louna beaucoup moins présente à ce qu'elle faisait, Hadouch, Mo et Simon très attentifs à ce que lui faisait Planche à Voile, Thérèse réprouvant en silence les débordements de sa sœur, Jérémy malaxant haricots noirs et riz blanc en pestant contre les papilles latino-américaines, Clara troublée par ce changement d'atmosphère, et, seule permanence en la demeure, maman égale à son chagrin.

Le Shérif ne se réveillait toujours pas mais avalait sa pâtée de bon cœur. Il partageait courtoisement avec son ver. Plus de vociférations. Le ver et lui mangeaient ensemble, l'un dans l'autre, comme deux vieux camarades de chambrée.

Cela, au moins, était encourageant.

— Attention, disait Rabbi Razon pour combattre notre optimisme, ce ténia, c'est l'âme courroucée de cet homme. Pour l'heure, ils font la trêve, ils se reposent, mais ça ne va pas durer. Adonaï Dios Santo, non, ça ne durera pas ! Surveillez-le de près. L'âme a plus d'un tour dans son sac.

De fait, passé les premiers jours de ronronnement commun, le Shérif se mit à fondre et le ver à prospérer. Le Shérif perdait des forces. Il maigrissait à vue d'œil. Louna et Planche à Voile ne pouvaient que constater le déclin. Alternant leurs prestations à l'hôpital et leur tour de garde à la maison, ils se relayaient auprès du malade. Ils en extrayaient des kilomètres de ver solitaire, mais en vain. Rabbi Razon avait raison : ce ténia tenait de l'infini. Une pelote de malfaisance qui se reconstituait au fur et à mesure qu'on la dévidait.

— Jamais vu un truc pareil, marmonnait Planche à Voile, avec ce mélange de découragement et d'excitation que suscite l'énigme pathologique chez ceux de sa profession.

La tête du Shérif pesait de plus en plus lourd sur son oreiller. D'autant plus qu'il se taisait, désormais. Plus un mot. On l'eût dit écrasé par le poids de son silence. Un arc-en-ciel se posa sur ses paupières closes. Les sept couleurs se fondirent en un même sceau de plomb.

— Il va mourir, dit enfin Louna, je ne vois pas comment empêcher ça.

— Il ne mourra pas, affirmait Thérèse.

— Alors, c'est qu'il y a une retraite après la mort, ironisait Jérémy.

Mais, le soir, Clara et Jérémy pleuraient. Ils s'étaient mis à acheter des fleurs en cachette. Et des rubans de tissus multicolores. Et du fil d'or. Je les surpris occupés à tramer une couronne mortuaire, au beau milieu d'une nuit blanche. Jérémy mariait des fleurs à longues tiges et Clara brodait des mots dorés sur un taffetas bleu roi. Ils travaillaient en pleurant comme des images.

— Il va mourir, Ben, et on sait même pas comment il s'appelle !

Jérémy sanglotait comme un perdu. Les bras de Clara et les miens ne suffisaient pas à endiguer tout ce chagrin. Les banderoles disaient, en anglaise et en italique : Adieu Shérif, on l'aimait bien… Gloire au Shérif inconnu… Tu es passé, on l'a aimé… À notre Shérif préféré

— On s'y prend à l'avance, pour les couronnes, expliquait Jérémy entre deux sanglots, il en faut beaucoup, tu comprends !

Il ne voulait pas qu'on imaginât le Shérif mort sans famille et « enterré comme un chacal ».

— C'était un mec courageux, il connaissait plein de monde, c'est pas normal qu'il meure tout seul !

Une voix nouvelle tomba du ciel :

— C'est pourtant vrai qu'il meurt.

Thérèse, assise sur le lit du dessus, absolument désemparée :

— Je n'y comprends rien, Benjamin… les lignes de sa main, les astres, les cartes, le pendule, tout affirme qu'il ne mourra pas… et pourtant, il meurt.

C'était la toute première fois qu'elle pratiquait le doute. Elle semblait plus seule que jamais dans sa chemise de nuit. Elle dit à Clara :

— Il faudrait prévoir quelques mots en anglais d'Amérique.

— Et en espagnol, ajouta Jérémy.

— En yiddish et en hébreu, aussi, je demanderai à Rabbi Razon.

Nous en étions là quand l'interphone qui relie ma chambre au dortoir des enfants grésilla.

J'ai décroché. Une voix hâtive a ordonné :

— Monte, Ben !

C'était Simon le Kabyle. La main autour de l'appareil, j'ai murmuré :

— Il est mort ?

— Monte.

*

J'ai grimpé les escaliers quatre à quatre et j'ai entendu le bruit dès les premières marches. Si les agonisants hurlent, ce sont des hurlements d'agonie que j'entendis alors, si les mourants se frappent la tête contre les murs, c'est qu'on était en train de mourir dans ma chambre. Le Shérif devait mener son dernier combat, jeter ses ultimes forces dans la bataille finale. Adonaï et sa bande tiraient son âme vers le haut et lui s'arc-boutait en lâchant sa dernière bordée de jurons :

— Fuck You ! Hijo de puta ! Never ! Nunca ! Niemals ! Mai ! Kaïn mol ! Af paam ! Jamais ! (Jamais ! Jamais ! dans toutes les langues disponibles.)

J'ai défoncé la porte plus que je ne l'ai ouverte.

Le Shérif était bel et bien assis sur son lit, perfusion arrachée, hurlant à pleins poumons, ses muscles bandés à se rompre, ses yeux au milieu de la pièce, les câbles de son cou vibrant dans la tempête.

Sans savoir ce que je faisais, je me suis jeté sur lui, je l'ai plaqué contre sa couche en lui murmurant des tas de trucs à l'oreille :

– Ça va, Shérif, ça va, n'aie pas peur, je suis là, c'est rien, c'est rien, c'est rien…

Tous ses muscles se sont détendus d'un coup, je me suis effondré sur son corps, lessivé, comme si je venais de me farcir un round avec le diable en personne. Pour un peu, je me serais endormi sur lui. La voix de Simon m'a ramené à la surface.

— Regarde par ici, Ben.

J'ai tourné la tête, très lentement, dans sa direction. Simon a relevé quelque chose qui gisait à ses pieds. C'était le corps de Planche à Voile.

— J'ai un peu joué au docteur, moi aussi.

À vrai dire, Planche à Voile ne se ressemblait plus tellement. Simon lui avait fait une tête de galion renfloué après quelques siècles de naufrage. Tout de mousse et de coquillages.

— Résolution d'une énigme médicale, Ben !

Et Simon de m'expliquer que Hadouch, comme nous tous, trouvait étrange le brusque déclin du Shérif, et qu'il avait ordonné à Simon de se planquer sous le lit du malade.

— Ce que j'ai fait.

Ce que Simon avait fait cette nuit même. Et sur le coup de deux heures du matin, Planche à Voile était entré dans la chambre du Shérif, et Simon l'avait entendu murmurer que c'était là sa dernière visite : « La dernière chance que je te donne de te mettre à table, mon salaud »…

— Ses propres mots, Ben…

N'obtenant pas de réponse du Shérif, Planche à Voile lui avait annoncé, on ne peut plus clairement, qu'il allait ajouter beaucoup de mort à l'ordinaire de son goutte-à-goutte.

— Ce qu'il aurait fait si je ne l'avais pas chopé par les pieds, Ben. Il en a plein sa sacoche. Des saloperies qu'il a piquées dans son hosto.

La suite racontait le début. Des jours et des jours que Planche à Voile torturait le Shérif dans l'espoir de lui faire cracher un secret en or massif.

— C'était ça, le déficit du Shérif, Ben. Il se laissait mourir plutôt que de parler. Planche à Voile est persuadé qu'il simule, que son délire c'est de l'encre de seiche, un nuage où il planque son trésor.

Et d'expliquer encore que, grâce à quelques baffes légères, Planche à Voile avait admis qu'il travaillait pour une bande bien connue des milieux de la blanche. Une bande qui le tenait par la dope, bien sûr ; monsieur avait des frais. Cette même bande qui avait déjà enlevé le Shérif de l'hosto, grâce à sa complicité à lui, Planche à Voile, la bande du mastard à l'oreille coupée.

— Comme il pouvait rien tirer du Shérif, il avait mission de le buter cette nuit. Pas vrai ?

La dernière question s'adressait à Planche à Voile.

— Pas vrai ?

Planche à Voile fit oui de la tête.

— Et tu sais pas la meilleure, Ben ?

J'allais la savoir.

— Une fois le Shérif nettoyé, le bon docteur se proposait de nous balancer aux flics pour nous faire porter le chapeau. Aimable, non, pour un beau-frère ?

J'ai pensé à Louna. Et j'ai entendu la réponse de Planche à Voile avec un dégoût familier. Bon Dieu, cette réponse… L'éternelle et même réponse de tous les salauds du monde, avec ou sans uniforme :

— J'obéissais aux ordres.

— Moi, je suis une bête, répondit Simon, j'obéis qu'à mes instincts.

Les instincts simoniens firent voler en éclats une demi-douzaine de quenottes dans la bouche de Planche à Voile.

Et la porte de ma chambre s'est ouverte.

— Arrête, Simon !

C'était Hadouch. Simon s'arrêta. Hadouch se retourna vers moi pour résumer la situation :

— C'est comme ça, Benjamin, quand la médecine manque de clarté, il faut surveiller les médecins.

Silence. Il demanda :

— Bon. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Maintenant, on allait arrêter de jouer. Maintenant, on allait faire dans la légalité républicaine. Maintenant, on allait prévenir les flics, leur livrer cet assassin et leur rendre leur collègue amerloque. Voilà ce qu'on allait faire, maintenant, et c'est ce que je répondis.

Mais le destin s'oppose parfois aux meilleures résolutions.

Le destin se matérialisa ici en la personne de Louna, surgie sur le seuil de la porte, hurlant le nom de son amant, se précipitant sur Simon toutes griffes dehors, et se retrouvant dans les bras de Planche à Voile.

À ceci près que Planche à Voile l'étranglait dans la saignée de son coude pendant que son autre main tenait un fin bistouri d'acier sur sa carotide palpitante.

Tout cela si vite et si confusément que je n'ai pas encore trouvé les mots.

— Foilà che que che fais faire, baindenant, dit Planche à Voile avec ce qui lui restait de dents. Che fais b'en aller afec zette dendre gonne, et fi un feul de fous trois moufte, che la due.

C'était son projet d'existence, oui.

Mais les choses allaient vite, décidément.

La détonation retentit avant même que j'aie pu voir le 11,43 dans la main de Simon. Aucun doute pourtant, le flingue fumait bel et bien dans la main du Kabyle, et ce qui restait de Planche à Voile s'affaissa aux pieds de Louna.