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– Ça va, Shérif, ça va, n'aie pas peur, je suis là, c'est rien, c'est rien, c'est rien…

Tous ses muscles se sont détendus d'un coup, je me suis effondré sur son corps, lessivé, comme si je venais de me farcir un round avec le diable en personne. Pour un peu, je me serais endormi sur lui. La voix de Simon m'a ramené à la surface.

— Regarde par ici, Ben.

J'ai tourné la tête, très lentement, dans sa direction. Simon a relevé quelque chose qui gisait à ses pieds. C'était le corps de Planche à Voile.

— J'ai un peu joué au docteur, moi aussi.

À vrai dire, Planche à Voile ne se ressemblait plus tellement. Simon lui avait fait une tête de galion renfloué après quelques siècles de naufrage. Tout de mousse et de coquillages.

— Résolution d'une énigme médicale, Ben !

Et Simon de m'expliquer que Hadouch, comme nous tous, trouvait étrange le brusque déclin du Shérif, et qu'il avait ordonné à Simon de se planquer sous le lit du malade.

— Ce que j'ai fait.

Ce que Simon avait fait cette nuit même. Et sur le coup de deux heures du matin, Planche à Voile était entré dans la chambre du Shérif, et Simon l'avait entendu murmurer que c'était là sa dernière visite : « La dernière chance que je te donne de te mettre à table, mon salaud »…

— Ses propres mots, Ben…

N'obtenant pas de réponse du Shérif, Planche à Voile lui avait annoncé, on ne peut plus clairement, qu'il allait ajouter beaucoup de mort à l'ordinaire de son goutte-à-goutte.

— Ce qu'il aurait fait si je ne l'avais pas chopé par les pieds, Ben. Il en a plein sa sacoche. Des saloperies qu'il a piquées dans son hosto.

La suite racontait le début. Des jours et des jours que Planche à Voile torturait le Shérif dans l'espoir de lui faire cracher un secret en or massif.

— C'était ça, le déficit du Shérif, Ben. Il se laissait mourir plutôt que de parler. Planche à Voile est persuadé qu'il simule, que son délire c'est de l'encre de seiche, un nuage où il planque son trésor.

Et d'expliquer encore que, grâce à quelques baffes légères, Planche à Voile avait admis qu'il travaillait pour une bande bien connue des milieux de la blanche. Une bande qui le tenait par la dope, bien sûr ; monsieur avait des frais. Cette même bande qui avait déjà enlevé le Shérif de l'hosto, grâce à sa complicité à lui, Planche à Voile, la bande du mastard à l'oreille coupée.

— Comme il pouvait rien tirer du Shérif, il avait mission de le buter cette nuit. Pas vrai ?

La dernière question s'adressait à Planche à Voile.

— Pas vrai ?

Planche à Voile fit oui de la tête.

— Et tu sais pas la meilleure, Ben ?

J'allais la savoir.

— Une fois le Shérif nettoyé, le bon docteur se proposait de nous balancer aux flics pour nous faire porter le chapeau. Aimable, non, pour un beau-frère ?

J'ai pensé à Louna. Et j'ai entendu la réponse de Planche à Voile avec un dégoût familier. Bon Dieu, cette réponse… L'éternelle et même réponse de tous les salauds du monde, avec ou sans uniforme :

— J'obéissais aux ordres.

— Moi, je suis une bête, répondit Simon, j'obéis qu'à mes instincts.

Les instincts simoniens firent voler en éclats une demi-douzaine de quenottes dans la bouche de Planche à Voile.

Et la porte de ma chambre s'est ouverte.

— Arrête, Simon !

C'était Hadouch. Simon s'arrêta. Hadouch se retourna vers moi pour résumer la situation :

— C'est comme ça, Benjamin, quand la médecine manque de clarté, il faut surveiller les médecins.

Silence. Il demanda :

— Bon. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Maintenant, on allait arrêter de jouer. Maintenant, on allait faire dans la légalité républicaine. Maintenant, on allait prévenir les flics, leur livrer cet assassin et leur rendre leur collègue amerloque. Voilà ce qu'on allait faire, maintenant, et c'est ce que je répondis.

Mais le destin s'oppose parfois aux meilleures résolutions.

Le destin se matérialisa ici en la personne de Louna, surgie sur le seuil de la porte, hurlant le nom de son amant, se précipitant sur Simon toutes griffes dehors, et se retrouvant dans les bras de Planche à Voile.

À ceci près que Planche à Voile l'étranglait dans la saignée de son coude pendant que son autre main tenait un fin bistouri d'acier sur sa carotide palpitante.

Tout cela si vite et si confusément que je n'ai pas encore trouvé les mots.

— Foilà che que che fais faire, baindenant, dit Planche à Voile avec ce qui lui restait de dents. Che fais b'en aller afec zette dendre gonne, et fi un feul de fous trois moufte, che la due.

C'était son projet d'existence, oui.

Mais les choses allaient vite, décidément.

La détonation retentit avant même que j'aie pu voir le 11,43 dans la main de Simon. Aucun doute pourtant, le flingue fumait bel et bien dans la main du Kabyle, et ce qui restait de Planche à Voile s'affaissa aux pieds de Louna.

5

RÉSURRECTION

Louna eut trop à faire avec la santé du Shérif pour s'apitoyer sur elle-même. C'est la marque des âmes fortes : chagrins et bonheurs n'y sont que parenthèses sur la route du devoir. Passons.

Il fallut rebrancher le Shérif et mesurer l'ampleur des dégâts. Louna se fit laborantine, cette nuit-là. Les analyses de sang révélèrent une quantité impressionnante de substances toxiques injectées dans les replis secrets du New-Yorkais. Planche à Voile avait joué avec ses côtes, aussi. Le Shérif respirait mal.

— Il a dû souffrir le martyre.

Oui. Et le martyr ne souhaitait pas souffrir davantage. Il levait l'ancre pour de bon, cette fois.

— C'est une question d'heures, maintenant.

Louna lâcha cette phrase fatidique le lendemain, à midi pile, devant un Shérif qui ne tenait plus qu'à un cheveu d'ange.

— Sans cette histoire, je l'aurais sauvé, Ben ! Il était, sauvé.

Louna deux fois trahie, dans son cœur et dans son art… Difficile de dire laquelle des deux Louna souffrait le plus.

— Il était costaud, tu sais.

Elle en parlait déjà au passé.

— El une grande force d'âme.

— Faul-il prévenir Rabbi Razon ?

— Oui.

Rabbi Razon vint avec de la lecture sacrée. Il n'eut qu'un seul commentaire, quand nous lui eûmes raconté le rôle de Planche à Voile :

— Huerco malo ! Pardonne-moi, Louna, mais il ne me plaisait pas ce guevo de rana…

Il traduisit pour les petits :

— Non, il ne me plaisait pas du tout, cet œuf de grenouille…

Jérémy, Thérèse et Clara fleurissaient la chambre, en attendant l'arrivée de Belleville. Ils avaient résolu de donner un air de fête au départ du Shérif. Les banderoles punaisées au plafond faisaient un ciel de gloire au-dessus de son lit. On attendait la tribu Ben Tayeb, bien sûr, mais une délégation des Chinois et des Juifs de Belleville aussi, et des Latinos de toutes origines. Mo le Mossi amena l'Afrique occidentale. À quoi s'ajoutèrent deux ou trois des Américains qui hantent le restaurant La Courtille, rue des Envierges. Il fallait que cet homme seul partît accompagné de tous. C'était la volonté de Jérémy. Et que les femmes poussent les youyous de l'affliction. Et que les cheveux s'arrachent par poignées. Mieux que des funérailles nationales, des obsèques planétaires.

— Comme si on l'enterrait au centre de la terre.

Jérémy déposa une couronne de myrte sur la tête du Shérif.

La chambre s'estompa dans un brouillard d'encens.

— Je peux commencer ? demanda Rabbi Razon.

Il pouvait. Tout était en ordre, sur la terre comme aux cieux.

Mais il ne commença pas.

Un ange venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Un ange transparent et laiteux qui se tenait debout dans l'immobilité de tous les regards. Un de ces anges de vitrail aux formes pleines, à la peau blanche, au visage rayonnant d'indifférence céleste.