J’y ai flanqué une deuxième mini-fléchette dans le prose, Brutus lorsqu’il s’est mis à bâiller façon Metro Goldvinge. Il est reparti aux pâquerettes séance tenante. C’est vraiment du lion d’agrément, je dirais même d’appartement. Pas contrariant du tout. Je suis certain qu’il se montrera coopératif le moment venu.
Pour l’instant, on navigue sur le Nil à bord d’une felouque aux voiles brunes. J’ai bien fait de demander à la mère Dorothy de me rapatrier les dollars que j’avais placardés dans un coffiot de son hôtel. J’en ai filé une petite pincée à un vieux pêcheur du Nil, scrofuleux et presque aveugle. Il a été tout heureux qu’on lui rachète sa barcasse. Elle prend plus ou moins l’eau, mais cela ira tout de même. La voile est plus trouée que le slip de Béru et ne sert pas à grand-chose ; heureusement que le Gros s’explique aux rames.
Nous avons chargé le lion et le matériel à bord, planqué la Mercedes derrière un bosquet de palmiers-dattiers. On circule mollement sur le plus long fleuve du monde. Soudain, c’est la paix miraculeuse. Je me sens un moment à l’abri des machiavélismes de l’existence, protégé, épargné. Un vent tiède caresse mon front. Le bruit des rames frappe l’eau en cadence… Le soir vient, impérial, sur l’Egypte archimillénaire. La majesté de l’instant m’impressionne malgré les graves tourments de l’heure et l’imminence de l’action.
Je ferme les yeux. Une ardente exhortation monte en moi. Pourvu que tout aille bien, qu’on réussisse notre folle entreprise. Sa témérité me gonfle d’une sorte d’orgueil. Se peut-il que deux hommes se risquent dans une telle équipée ? Qu’ils lancent un tel défi à la prudence ? Mais nous sommes donc des espèces de héros, Bérurier et moi, dis, joufflu. Des chevaliers modernes. Les Bayard d’aujourd’hui ?
Tout est prêt. Tout a été repéré. Il n’est plus que d’attendre l’heure pour agir.
INTERLUDE
Le Tout-Puissant examinait sa collection de monnaies. Il n’était pas particulièrement attiré par la numismatique, mais il appréciait les « trésors », c’est-à-dire l’or sous toutes ses formes. Il possédait une folle quantité de pièces anciennes : grecques, romaines, byzantines et il lui arrivait de les extraire de sa chambre forte afin de les caresser, comme un amant caresse la bouche de l’aimée, pour que ses doigts en sachent la texture et le dessin.
Kriss, qui l’avait aidé à dégager les plateaux gainés de velours rouge, attendait au fond de la pièce le bon plaisir de son maître, en frottant discrètement l’empeigne de ses chaussures avec sa pochette de soie blanche. Il avait cru y déceler une ombre qui pouvait fort bien être une tache après tout. Mais son inquiétude disparut avec l’ombre. Il replia sa pochette maculée de façon à ne laisser visible que la partie restée intacte, la logea dans sa poche supérieure où il la fit mousser entre le pouce et l’index jusqu’à ce qu’elle devînt une fleur de soie.
Un parfum de serre régnait dans la pièce, dû aux tubéreuses qui la décoraient.
Le silence aurait impressionné un non-initié, il l’aurait même incommodé, mais Kriss l’appréciait. Cela faisait des années qu’il vivait dans ce superbe aquarium, au service d’un étrange poisson. Il finissait par s’y sentir mieux qu’à son aise : heureux. Il constituait l’élastique d’un lance-pierres. L’image lui plaisait. Comme l’élastique, il ne produisait aucun bruit en se tendant ; juste un claquement sec lorsque le Tout-Puissant le lâchait.
L’homme changea de plateau pour passer des monnaies romaines aux byzantines ; il cueillit un Theodosius II si parfait de conservation qu’on l’eût cru neuf. Au moment où il l’élevait jusqu’à sa vue, la lumière s’éteignit et la pièce fut plongée dans un noir absolu. Le Tout-Puissant maugréa.
— Simple panne de secteur, murmura Kriss. Le passage automatique sur le groupe de secours va s’effectuer.
Ils restèrent immobiles dans la nuit, attendant que les lampes se rallument, mais les secondes passaient sans que rien de tel ne se produise.
— Allez vous informer ! ordonna le Tout-Puissant.
Kriss quitta son siège et gagna la porte en tâtonnant.
Chapitre XIII
LA KERMESSE HÉROÏQUE (suite)
— Alors, on joue « Bonne nuit les petits », ou quoi et qu’est-ce ? demande le Gros.
— Il n’y a plus une loupiote, assuré-je.
Il essuie son front ruisselant de sueur.
— J’ai cru que j’allais morfler la grosse secouée, avoue le Magistral. C’est pas de la sucrette, dans l’obscurité, de sélectionner un câb’ électrique. L’ manche d’ ma hache a beau êt’ en bois, un faux mouv’ment est vite arrivé.
Sur fond de ciel bleu nuit, on voit pendre un long serpent noir du pylône amenant le courant à Sherazade Island. Le Dodu dévale les croisillons de fer de la charpente métallique et, saisissant ma dextre d’airain, saute dans la felouque.
— Si j’ te dirais, j’ai les cannes qui trembillent, mec. J’ai cru qu’ j’en viendrerais pas à bout.
Au lieu de répondre (et que répondrais-je à une réflexion ?) je tire sur les rames. Le bras de fleuve qui nous sépare de l’île est large d’une centaine de mètres à peine. J’ai soigneusement repéré notre point d’accostage : derrière le gros rocher qui domine l’îlot.
Et de souquer ferme, l’Antonio. Du bon jus de biceps. Non loin de mon banc de nage, comme on dit puis chez nous autres galériens, le lion bâille à s’en décrocher les ratiches. M’est avis qu’il va être juste à point pour le débarquement.
Nous atteignons l’endroit choisi. On jette l’ancre en prenant bien garde de ne pas nous en foutre sur le bénouze, on s’amarre, on Samaritaine ; le tout sans grand bruit, tambour ou trompette. Pourtant les chiens de la Résidence Sherazade se mettent à aboyer comme des boyards.
Il s’agit de faire fissa, avant que les gardes nous détectent. Heureusement, il n’y a plus un seul projecteur d’allumé et ces messieurs utilisent des torches électriques. Je saute du barlu, nanti de cisailles. Le grillage n’étant plus électrifié, il se laisse découper comme un gâteau d’anniversaire. Crac, crac, cric.
Pendant que je le taillade, Hercule-Béru tire le lion de l’Atlas du barlu. Il a pris la précaution de le museler au moyen d’une corde, car messire le roi est de plus en mieux réveillé.
Ouf ! v’là le bestiau à pied d’œuvre. De chef-d’œuvre, devrais-je dire, car notre expédition forcenée en est un dans le genre.
Les molosses de Sherazade House ne s’approchent pas quand ils reniflent les effluves du fauve. Ils peuvent pas savoir qu’il est un brin écroulaga, Brutus, plus mité que la chatte d’une vieille chaisière, avec des chailles branlibranlantes, tant tellement qu’il en laisse sa bidoche aux mouches, le pauvret. Non, eux, ils se fient à leur truffe qui leur crie Achtung ! danger. Alors ils battent en retraite, la queue et les oreilles basses. Ils ont les foies de Gros Minou. On en profite pour avancer.
Et alors, le comble, faut que je t’amuse un brin, enfin ! Le roi des animaux se met à nous suivre comme un caniche. Il s’est « fait » à nous. On lui convient parfaitement. Il nous trouve gentils de le promener nocturnement, lui qui se fait tarter depuis lulure dans sa cage roulante. Il renifle l’air de la liberté chérie qui combat z’avec ses défenseurs et ça le grise, lui tourneboule le cassis pis que des vapeurs d’opium.
Alors on va à travers le grand jardin plein de roses dont le parfum est exalté par les souffles de la nuit sur le Nil. Enchanteur. Tu te crois dans une superproduc de la Warner Bros (à reluire).