Le Tout-Puissant ne percevait plus aucun bruit. Il était coupé du reste du monde, faute de courant. Son système de phonie ne fonctionnait plus. Même le téléphone restait désespérément muet, inerte, privé de la moindre sonorité.
L’homme respirait difficilement, une main appuyée sur sa poitrine. Lentement, grâce au médicament, son souffle se rétablit. Il se sentit en pleine détresse. Il avait cessé d’être le Tout-Puissant. Il n’était plus qu’un malheureux bonhomme enfermé dans une pièce blindée.
C’est alors qu’il poussa un cri d’agonie en songeant à ses deux filles. Il s’arracha de son siège pour se rendre jusqu’au judas permettant de regarder dans la chambre voisine.
L’obscurité enveloppait cette dernière, comme l’ensemble de la maison. Le Tout-Puissant comprit qu’il ne pourrait rien apercevoir tant qu’il y aurait de la lumière dans la pièce où il se trouvait. Alors il éteignit et retourna au judas.
A force de fixité, il finit très vaguement par distinguer des ombres très floues, grâce au peu de clarté nocturne filtrant par les stores fermés. Son regard avide s’installa dans les ténèbres, conquit un rien de vision qui lui permit d’apercevoir, de deviner plus exactement, la présence d’un gros homme à demi nu dans le large lit de ses princesses. Le gros homme paraissait faire l’amour à l’une d’elles. Il agitait son gros fessier en cadence.
Le Tout-Puissant blêmit. Il poussa un cri de pauvre et tomba à genoux, le front contre la cloison.
Chapitre XIV
LA KERMESSE HÉROÏQUE (fin)
Toujours concentrer ses forces.
C’est pourquoi j’ai amené Vera dans la chambre du « harem », puis le type en noir qui roupille comme un sénateur en séance.
Sa Majesté à l’appétit renouvelé, toujours disponible et perpétuellement en état de grâce, est en train de combler ces demoiselles. Il prodigue des mots tendres, tout en s’efforçant. C’est un poète, Alexandre-Benoît. Il laisse parler son âme. Il dit à la môme qu’il adore emplâtrer une babasse pareille, que merde, elle s’est entraînée avec des ânes ou des magnums de Dom Pérignon pour être aussi accueillante, Ninette. Qu’elle bat la pauvre dame Trabadjalamouk, laquelle cependant pouvait se payer les rois du chibre, pet à son âme ! D’ailleurs il pète, en hommage.
Il annonce que, pas de jalouse ! il va l’interrompre un peu pour entreprendre sa petite copine, laquelle semble vouloir sa part de trésor : qu’à preuve elle lui palpe les aumônières de façon pressante et reste collée à eux, la chérie. Allez, bye ! Ce n’est qu’un au revoir, ma sœur ; ce n’est qu’un au revoi oir… A toi, maintenant, fleur de gazelle ! Montre voir un peu le comment t’est-ce t’es conformée de l’entr’sol, ma poule ! Ho ! ho ! mais c’est encore plus pire que ta copine ! Alors là, tu bats le record du monde ! T’as fait la danse de la citrouille, ma gosse ! Si jeunette et déjà le frifri en porte de grange, merde ! Mais comment t’est-ce t-il qu’elles sont-elles, en Egypterie, les frangines ? D’accord, c’est le patelin des obélixes, mais on se demande quand même. On les prépare au berceau, non ? Y a des écoles d’harems, il devine, Sir Béru. Ils ont des cours de fignedé matin z’et soir. En sixième, c’est banana’story ; en cinquième, l’aubergine follingue ; en quatrième, la courgette vadrouilleuse ; et ainsi de suite. Il charge fringant, Messire. Toujours impec, son style. Farouche, appliqué, régulier, bûcheronnesque. La harde sauvage, en rase campagne. Ça se déploie en grand, en gros, en profondeur. Il investit scrupuleusement, sans rien laisser au hasard. Il exhorte la première de lui lâcher le rossignol d’amour, qu’autrement sinon elle va écourter la séance, le balancer dans les découillances précoces, Mister Bigbraque. Or, lui, il entend contenter ces belles. Les mener à bien, sur l’air de Monte là-dessus et tu verras Montmartre. Que chacune aye sa part de bonheur, il souhaite. Altruiste. Un égoïneur égoïste, il aurait pas de ces scrupules louables. Il virerait son mazout en pleine mer et démerdenzi !
— Franch’ment, tu veux pas m’accompagner un peu ? propose le Sublime entre deux ahanements. Si le cœur t’en dit d’un petit canter av’c la première ?
— Non, non, thank you very much, Mister Dunœud, pour vous tout le bonheur !
Bon, alors il pique des deux, rattraper son bref retard dû à sa civilité.
A un moment, il déclare :
— Vous pourriez-t-il pas m’ laisser un peu d’espace bital, mes gosses, au lieu de vous presser l’une contre l’aile ?
Mais elles ne comprennent pas le français. Alors, il s’accommode, mon pote.
— Elles auraient pas des chaglattes comme le tunnel de Saint-Cloud, j’ croirerais qu’elles gougnassent, ces petites tartines. Note qu’é s’ pratiquent p’t-êt’ bien des manœuv’ savantes av’c des godes mahousses comme des outils d’ paveurs…
Il cesse de parler pour piocher le sensoriel des deux gosses à grandes troussées mémorables.
L’homme en noir dont je viens d’asperger le visage à l’eau froide cligne des yeux dans le faisceau cru de ma torche électrique.
— O.K. ? je demande simplement, l’anglais étant une langue économique.
Il fuit la lumière trop vive, ce qui prouve qu’il vient de retrouver ses esprits.
— Le moment de passer à la caisse est venu, lui dis-je. Nous sommes maîtres absolus de la situation. Excepté les gardes, toi et ces deux filles, tout le monde est clamsé dans Sherazade House. Les gardes sont tellement ligotés qu’on peut les foutre tels quels dans des sarcophages, tout le monde les prendrait pour des momies, et vise un peu ce qu’on fait des gonzesses !
Je braque ma lampe sur le plumard où Sa Majesté continue de limer, les mains en bas du guidon sous un couvre-lit de soie arachnéen.
L’homme en noir pousse un cri :
— Misérable ! Vous n’avez pas le droit ! Ce sont les filles du Tout-Puissant !
Son exclamation va chercher l’entendement de Bérurier sur les rivages de sa crampe imminente.
— Eh ben tu diras à ton Tout-Puissant qu’ ses gamines sont surdouées d’ la moulasse, mon pote. Dedieu de Dieu, c’t’ énergie d’ miches ! Vise un peu comm’ é régalent l’homme !
Mais l’autre, au lieu d’apprécier ce morceau d’anthologie, se montre de plus en plus effaré.
— Arrêtez ! crie-t-il. Arrêtez : le Tout-Puissant vous regarde.
— Ben, faudra qu’y s’ fasse une raison, là-haut, gouaille l’Imperturbable. Des miss saute-au-paf commak, y peut qu’en êt’ fier ! Il préférerait-il en faire-t-il des chaisières ?
— C’est un crime, bégaie le gars en noir. Un crime horrible.
Moi, son attitude me trouble, tout à coup.
— Ecoute, lui dis-je, tu ferais mieux de t’exprimer calmement, après nous discuterons de nos affaires.
Mais le gars est soudain alarmé par un autre motif.
— Mon soulier ! hurle-t-il.
— Eh bien ?
— Il me manque mon soulier droit !
— Tu l’auras perdu pendant que je te traînais ici, camarade.
— Je le veux ! Mon soulier ! Mon soulier ! Il me le faut.
Dis donc, ça va pas, la tronche ! Il marche en chaussettes à côté de ses pompes, c’est le cas de le dire. Un instant j’imagine que, tout comme moi, il a peut-être un gadget de secours planqué dans son talon, mais réclamer sa godasse avec cette insistance désespérée serait me mettre la puce à l’oreille. Ou alors il est encore dans les vapes consécutives à ma fléchette jolie, l’apôtre.