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Le Gros me toisa de bas en haut, puis de haut en bas.

— Pour un crac de la sourde, tu la fous mal, me dit-il. Je t’ai dit que l’appareil était pratiquement neuf, tu me suis ?

— On n’a aucune difficulté à suivre un rouleau compresseur.

— Bon, réfléchis ; en achetant une boîte de papier à lettres au Printemps, Mme Bérurier a, en supplément, eu droit à un bel emballage. Cet emballage nous a servi pour l’appareil photo… Tu connais la chanson : c’est pas l’objet qu’il faut regarder, c’est la façon de le présenter !

Il rit. Lorsque Béru rit, vous pouvez croire qu’il se passe quelque chose. On se dégrouille de téléphoner à la météo pour voir si aucun cyclone n’est signalé.

— Tu es très astucieux, convins-je. Le jour où je t’offrirai à quelqu’un, je me procurerai une charretée de Persil pour te mettre en valeur…

Estimant la conversation terminée et ayant du travail en souffrance, je m’apprêtais à mettre les adjas, mais Béru saisit mon revers, lequel se fripa comme de la chicorée frisée.

— Attends, je t’ai pas dit le plus beau ! Faut que je te fasse rire !

— Ce n’est pas une nécessité absolue, Gros…

Mais cette enflure ne me lâchait pas. Bérurier est une sorte de bull-dog. Il a les chailles crochetées. Lorsqu’il vous tient comme il me tenait, pour lui faire lâcher prise, il n’est qu’un seul moyen : le chatouiller sous les bras. Les coups le laissent insensible et n’entament jamais sa sérénité. J’eus donc recours à cette ruse innocente. Béru se mit à glousser comme une jeune fille avec un air tellement stupide qu’on avait envie de solliciter pour lui une pension d’invalidité.

Le chatouillis a ceci de commun avec le mal de mer, c’est que ses effets cessent en même temps que la cause. Le Gros reprit très vite la gravité inhérente à ses fonctions.

— En voilà des manières, explosa-t-il. Si le Vieux te voyait !

Je partis et il me suivit à mon bureau. Au moment où j’en refermai la porte, il bredouilla encore :

— Faut que je te fasse rire…

Sa phrase se termina par un bruit d’escalope de veau meurtrie.

— Espèce de brute ! hurla le Gros à travers le chambranle.

Ce matin-là, j’œuvrai sur une affaire de travellers chèques falsifiés pendant deux heures. Ensuite, je montai au labo voir Favier qui avait pris des photocopies des documents douteux… Nous discutâmes de l’affaire et je m’apprêtais à larguer les amarres lorsqu’il sourit.

Chez Favier, un sourire c’est toujours un événement. Ce gars-là est plus triste qu’un cierge. S’il n’en a pas les larmes, il en possède du moins la couleur.

— Bérurier vous a raconté ? me demanda-t-il.

— Raconté quoi ? fis-je distraitement.

— Son aventure avec l’appareil photographique ?

Je me sentis vaciller sur mes fondations — ou, pour le moins, sur mon fondement. Pour que Favier appelât ça une aventure, il fallait que cette suite à l’histoire que j’avais colmatée à coup de vantail de porte dans la gargane de Bérurier représentât un certain intérêt.

— Figurez-vous, poursuivit le gars, que Bérurier a acheté un appareil photographique aux Puces pour l’offrir à son neveu qui se mariait. Comme l’engin était pratiquement neuf, il l’a enveloppé dans un beau papier du Printemps…

Tout cela, je le savais. Même que ça commençait à me court-circuiter la glande de la patience.

— Bon, enchaîna Favier, il donne ça aux jeunes époux… Ces jouvenceaux le congratulent… On déplie le présent ! On pousse des cris devant le somptueux appareil… On l’ouvre… Et…

Je commençais à dresser le bout de l’oreille.

— C’était un appareil photographique lance-eau ? suggérai-je, donnant par cette supposition la bonne mesure de mon esprit farceur.

— Non, s’esclaffa Favier, mais ils ont trouvé un rouleau de pellicule engagé à l’intérieur… Bérurier a eu bonne mine !

En effet, c’était du poilant de la bonne année. Et ça cadrait aux pommes avec l’éminente personnalité du Gravos !

— Je la replacerai, dis-je à Favier. Comment ce tonneau de gélatine s’en est-il sorti ?

Favier haussa les épaules.

— Il a prétendu qu’il avait voulu essayer l’appareil… Il a récupéré la bobine…

— C’est lui qui devait en faire une drôle !

— Et comment…

Le grand cierge s’approcha d’une cuvette de faïence. Des rectangles de pellicule trempaient dans un bain.

— Je lui ai demandé la pellicule en question, dit-il.

— Pourquoi fiche, vous n’avez pas assez de turbin comme ça ?

Il rougit un peu, ce qui le fit ressembler à un cierge allumé.

— Je suis un maniaque de la photo. Pour moi, voyez-vous, une pellicule impressionnée est un mystère en suspens. J’ai besoin de la faire parler, de la faire vivre…

Tout en racontant ses complexes, il tirait les morcifs de négatifs de leur trempette et les mirait.

— Bien entendu, fit-il, cet idiot a ôté le rouleau de telle façon qu’il a pris le jour…

Je me penchai sur les rectangles flous. On ne distinguait que pouic… On eût dit des gros plans de crème fouettée, ou alors une nuit de noces au Spitzberg…

— C’est gagné, ai-je murmuré.

Favier arrivait à la dernière. C’est-à-dire à ce qui avait dû constituer la première photo impressionnée. Elle avait été épargnée.

— Enfin, fit-il, satisfait.

Il posa le négatif contre une plaque de verre, appliqua par-dessus l’énorme lentille d’un appareil grossissant et alluma une ampoule électrique. Nous eûmes alors une vision parfaitement nette et dix fois multipliée de l’image.

— Vous espériez quoi, demandai-je, du porno d’amateur ?

Je vis que j’avais misé juste. Favier se troubla. Ce gars-là devait s’être constitué une gentille collection relative aux nombreuses combinaisons qui permettent d’accrocher quatre jambons à un clou.

En tout cas, il en était pour ses frais de tirage, car le négatif représentait un type entre deux âges.

— C’est sûrement pas la photo d’un nègre, estimai-je.

— Pourquoi ? demanda inconsidérément Favier.

— Parce que le négatif est noir ! Ce type-là doit être pâle comme un zig qui vient de rater soit le prix Goncourt, soit douze marches de son escalier.

Sur cette estimation pittoresque, je quittai le laboratoire et allai, midi sonnant au bracelet-montre de Notre-Dame, écluser le vin blanc de la mi-temps.

Précisément, mon honorable collègue Pinaud était debout devant le comptoir, tel un prêtre officiant. Il avait élu pour vin de messe une petite roussette de Savoie que le taulier d’ici venait de recevoir et qui vous mettait dans le clapoir un parfum délicat.

Tout en dégustant ce sirop de vigne, le vieux salingue faisait de louables efforts pour filer un coup de périscope dans le décolleté de la soubrette. Il usait d’un subterfuge vieux comme mes robes : il réglait au fur et à mesure chaque verre qu’il consommait en s’arrangeant pour laisser tomber une pièce de monnaie en deçà du rade.

Naturellement, la serveuse se baissait pour ramasser le vil argent ! Lors, notre Pinuche insinuait son regard faisandé par l’échancrure du corsage noir, à l’intérieur duquel une paire de roploplos délicats faisaient l’appel au peuple.

Je profitai du panorama à l’aide d’un travelling latéral, puis je sermonnai Pinaud.

— Je sais bien qu’à ton âge on devient un contemplatif, Pinuche… Mais il est des limites qu’on ne doit pas franchir si l’on veut éviter de mettre le pied dans la morale.

Il s’est mis à renauder vilain, le Vieux, comme quoi il avait assez de carat pour se dispenser des sermons d’un blanc-bec et il a terminé en m’affirmant qu’il préférerait mettre le pied sur la partie la plus articulée de mon individu plutôt que sur la morale.