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Il se tait, pensif, cherchant des syllabes à assembler. Mais sa tête ressemble à une cour de récréation. Les idées galopent dans tous les sens…

Je lui désigne la banquette d’un geste péremptoire qui, je l’espère, traversera son brouillard.

— Assieds-toi là, Gros, et oublie que tu existes. Ça n’est pas parce que ta maman a eu des cauchemars en t’attendant que tu dois en supporter les conséquences.

Il s’assied. Son chapeau informe est de traviole et sa barbe pousse à vue d’œil. On croirait visionner un court métrage sur la germination instantanée.

Favier s’annonce à nouveau. Il est calme, maintenant, sérieux comme un pape.

Il tient un agrandissement de la photo et il me la tend en disant :

— Mystère total… Aucune trace de cet homme nulle part ! Rien aux Sommiers, rien à la Criminelle. Personne ne se souvient de lui… J’ai montré l’image à Morel, le reporter spécialisé dans les affaires criminelles, il est certain de n’avoir jamais vu cet oiseau…

Pendant que je regarde l’homme de la photo, Béru siffle mon verre.

Favier se tourne alors vers lui. Il ne remarque pas sa biture et déclare :

— Vous avez fait du beau !

— C’était la noce à… mon… heu… ne…

C’est tout ce que peut proférer le Gros.

— Qu’a-t-il ? demande le gars du labo, lequel est sobre comme une caravane de chameaux.

D’un geste bref, mais significatif, je lui apprends la nature du mal dont souffre Bérurier. Il a une grimace méprisante.

— Se mettre dans des états pareils ! dit-il. C’est honteux… Abdiquer toute dignité humaine, je vous jure…

Béru, se sentant l’objet de ces sarcasmes, concentre sa lucidité et dit qu’il n’a rien abdiqué du tout et qu’il est prêt à subir un test pour prouver aux esprits malveillants qu’il n’a pas une seule goutte d’alcool dans les veines.

— Qu’on me fasse une prangse de si ! conclut-il avec force.

Favier hausse les épaules.

— Alors ? me demande-t-il. Que faisons-nous ?

J’empoche l’image et je me lève.

— Je vais m’occuper de cette curieuse affaire, dis-je. On peut dire que ce mystère est né du néant !

Je demande à la serveuse un café noir très fort et lui dis d’y laisser tomber quelques gouttes d’ammoniaque.

Lorsque ce breuvage de choc est sur la table, j’exige de Bérurier qu’il l’absorbe. Dans l’état où il se trouve, le Gros avalerait aussi bien un aquarium de poissons exotiques. Il m’obéit et, à son regard, je vois que ce traitement lui a causé la secousse efficiente.

— Allez, en route ! fais-je. Mon bon Favier, je vous tiendrai au courant.

— Où qu’on va ? s’inquiète Béru.

— Chez ton neveu, lui dis-je. Quand ta ligne sera rétablie, je t’expliquerai, Gros. Pour le moment reste aux abonnés absents. Et donne-moi l’adresse du Cerdan des pauvres.

CHAPITRE III

Je cherche des crosses… et j’en trouve une !

J’embarque le Gros dans mon carrosse et je ne lui décroche pas une broque. L’air mouillé de Paname entre à plein chapeau par les vitres baissées. Béru claque des chailles et sa frite se décompose dans le vent.

— Nom d’un chien, bredouille-t-il au bout d’un moment, je me sens pâle des genoux.

Prévoyant le pire, je l’arrête à l’orée d’un square et il va s’expliquer avec le pied d’un arbre. Une nourrice sèche qui promène par là un nourrisson humide se met à crier à la garde. Elle se sauve en poussant le chiare dans sa poussette. Voilà comment on file le virus de la vitesse aux mouflets.

Lorsque le Gros s’est suffisamment désintégré, il revient dans ma bagnole. Ses yeux sont rouges comme deux boulets d’anthracite en combustion. Un filet de bave coule aux commissures de ses lèvres, le faisant ainsi ressembler à un boxer que j’ai beaucoup aimé.

— Ça va mieux, avoue-t-il. Je dois avoir le foie dérangé… Ou alors c’est cette sauce tartare d’hier qui n’était pas fraîche !

— Si tu avais un foie, Gros, tu en aurais entendu parler depuis belle lurette… Avec toutes les saloperies que tu te colles dans l’œsophage !

Il est un peu penaud.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il après son silence contrit. J’ai cru comprendre qu’il y a du rififi dans la strasse ?

— Il se passe que tu nous as branchés sans le vouloir sur un petit problème…

— Moi !

— Toi, oui, mon chérubin… Avec ta foutue manie d’acheter des occasions neuves…

— Je ne pige pas !

— Inutile de le préciser, on le sait ! Tu as pratiquement été conçu et mis au monde pour ne rien piger… Tu es un roseau qui ne pense pas !

Il se rembrunit comme un dos de pin-up en vacances à Cannes.

— Gueule pas si fort, supplie-t-il, ça me résonne dans la tête…

— Elle peut résonner, ta tête, étant donné qu’elle est vide… Tu te rappelles ce rouleau de pellicule qui se trouvait à l’intérieur de l’appareil photographique ?

— Oui…

— Favier te l’a demandé ?

— Oui.

— Il l’a développé…

— Ah ?

— Il n’y avait qu’une photo potable…

Je lui lance le rectangle de carton sur les genoux. Il le cramponne et y concentre son attention.

Tout en pilotant ma tire, je le surveille en coulisse.

— Alors ? interrogé-je, qu’en dis-tu ?

Il hoche la tête.

— On dirait que ce type a morflé une olive dans le plafond, non ?

— Oui, on le dirait…

— Tu ne trouves pas que c’est un curieux sujet à photographier, toi ?

— Si…

Il est abasourdi.

— Alors ce gars-là se trouvait dans l’appareil ?

— Oui, il y était tapi, le sournois… Il n’attendait qu’une occase pour déboucher dans notre vie…

— Et pourquoi que tu veux aller chez mon neveu ?

— Pour récupérer le Smelflex, pardine… Il faut savoir d’où vient l’objet, non ?

Béru connaît suffisamment le métier pour admettre que j’ai raison.

— Les jeunes sont partis en voyage de noces, objecte-t-il.

J’en file un coup de frein brutal. Malédiction ! Je n’avais pas pensé à ça. Nature, ils ont emporté l’appareil, les tourtereaux, manière de mitrailler leur bonheur. Et ils vont se tirer le portrait, entre autre chose, en long, en large et en Agfacolor…

— Oui, admet Bérurier, c’est c…

Tant de précision dans le raccourci de sa pensée me fouette le sang.

— Où sont-ils partis en vadrouille, ces amours joufflus ?

— À Riva-Bella… Un cousin d’une amie de ma femme tient un hôtel là-bas… Il leur a fait des prix, comme ça n’est pas la saison.

Il s’est marida à l’éconocroque, l’ancien boxeur… C’est bien, ça : il l’aura, son frigo… Et, plus tard, sa canne au lancer léger…

L’avenir est aux gens prévoyants, à ceux qui ont un livret de Caisse d’épargne et qui achètent de la choucroute pour huit jours sous prétexte que ça se réchauffe…

Je me gratte le dôme.

— Tu es sur quoi, en ce moment ?

— Sur l’affaire Bugnazet, dit-il. Tu sais, ce commandant qui a oublié des documents intéressant la Défense nationale dans un bosquet du bois de Boulogne…

Je hausse les épaules.

— Alors, rien ne presse, les documents n’intéressent plus personne à cette heure, pas même la Défense nationale. On va aller faire la bise à ton neveu…

— Mais, balbutie-t-il.

— Quoi ?

— C’est loin…

— Riva-Bella ? À peine deux cent cinquante bornes… On peut très bien faire l’aller-retour dans la journée…