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Comme j’ai l’œil d’un acrobate, je fais passer ma tirelire à travers une grande brèche du mur… J’atterris alors dans un pré fortement herbu dans lequel mes roues patinent. Sans arrêter, je décris un cercle, après avoir éteint les phares, de manière à ce que le capot du tréteau se trouve juste en face du trou au cas où j’aurais à m’évacuer rapidos… Puis je casse quelques branches d’arbre, j’en glisse une partie sous les roues de l’auto afin de pouvoir décarrer sans crainte de m’enliser pour le cas où il se mettrait à flotter… L’autre partie me sert à camoufler l’avant de mon engin dont les nickels pourraient attirer l’œil d’un passant.

Cette besogne de camouflage terminée, j’extrais le rigide de la voiture… Je le cramponne par le milieu du corps et je le charge sur mes épaules comme s’il s’agissait d’un tronc d’arbre. C’est vachement tocasson comme turbin, because le Polak commence à décomposer vilain et qu’il fouette terriblement… Dans la voiture, je m’en apercevais moins peut-être à cause du nuage de fumée dont je m’environnais. Mais au grand air, c’est un vrai championnat de puanteur. Le chef tenait à ce que cette décomposition soit commencée pour la réussite de la chose. On voit que c’est pas lui qui s’offre le voyage… Vous parlez d’une croisière ! Bien sûr, ça n’a rien de fatigant de mettre au point des expéditions de ce genre avec une rame de papier et un stylo à bille, seulement, quand on s’envoie le turf, à la bonne vôtre !

Je traverse le pré… J’arrive en bordure de la propriété. Celle-ci est clôturée par un solide grillage à grosses mailles. C’est du Rhinocéros comme marque ! Je dresse mon fardeau contre ledit grillage et je le hisse par-dessus en le prenant par les chevilles. Lorsque la moitié de son corps a dépassé la clôture, je donne une détente et il bascule. Ça fait un bruit de sac de plâtre tombant d’un premier étage… Ouf ! Je crois bien que je n’ai encore jamais accompli une besogne aussi déprimante que celle-ci. Comme un singe, je grimpe le long du grillage et je passe dans la propriété.

Je charge à nouveau mon pensionnaire sur mon dos. Avant de reprendre ma marche, je me repère… La maison est devant moi et la route est à gauche… J’oblique sur la gauche… Je fais environ cent mètres à travers les arbres centenaires et je retrouve la route. Je n’en suis séparé que par la clôture. J’adosse le rigide à un tronc épais… Cela fait, je respire largement pour me remettre de mes efforts…

Le transport s’est effectué dans les meilleures conditions possibles… Il s’agit maintenant de ne pas commettre d’impair. Tout est silencieux. Un instant, j’ai redouté qu’un chien quelconque ne vienne jeter la perturbation dans mon programme, mais rien ne s’est produit. Au loin, entre les frondaisons, la maison semble roupiller. Je suis vergeot, somme toute !

Je prends le petit sac de toile attaché sous mon bras. J’en retire les objets qu’il contient : le briquet et les cigarettes dans la poche gauche de la veste, ainsi que les clés… Bon, voilà qui est fait… Une petite boîte d’aloufs dans la pochette intérieure… Ça y est… Le portefeuille à droite… Bien ! Reste le mouchoir, le morceau de crayon et le canif dans la fouille gauche du grimpant…

En introduisant ces dernières bricoles dans le falzar du mec, mes doigts touchent ses cuisses à travers l’étoffe. J’ai toujours eu de la répulsion pour les cuisses d’homme, ce qui prouve bien l’orthodoxie de mes mœurs, mais alors, pour les cuisses d’homme mort, ce que j’éprouve n’est pas racontable !

Je retiens une envie sincère de dégueuler…

Deux ou trois profondes inspirations pratiquées à une certaine distance du cadavre pestilentiel me retapent.

Je me convoque pour un petit sermon de circonstance.

« San-Antonio, mon trésor, si tu as une nature de midinette, va falloir plaquer le service et te lancer dans la couture… »

Ce serait marrant, dans le fond, de terminer petite main après avoir été un virtuose de la mitraillette et du colt à canon scié !

Je passe d’un œil critique le macchabée en revue.

Debout contre son arbre, il a l’air d’un totem nègre…

Bon… Il est paré… Sapristi ! Mes yeux viennent de tomber sur les pompes de Blachin… Bien cirées, elles luisent dans un rayon de lune ! J’éprouve une petite satisfaction en constatant que le grand boss qui pense à tout n’a pas pensé que ces chaussures brillantes de cire ne pouvaient être celles d’un homme ayant marché à travers la nature… Je vais un peu plus loin ramasser de la terre argileuse et j’en macule ses godasses… J’en cloque sous les semelles, j’en glisse dans les œillets des lacets… De cette manière, il a tout du gros marcheur fourbu, le rigide !

Cette fois, je peux y aller… Je me recule d’une dizaine de pas. J’empoigne la pétoire au silencieux, je vise soigneusement le Polak entre les deux yeux et je presse la détente. Cela ne fait pas davantage de bruit qu’un pet de lapin. Je m’avance pour juger du travail. Dans l’obscurité, on n’est jamais sûr de faire du bon boulot. Mais je peux être content de mon talent de tireur… La valda est entré juste où je voulais et il a la moitié de la calbombe enlevée… De la sorte, il est méconnaissable, mon Polak… Absolument méconnaissable.

Satisfait, je rengaine mon compliment… Bien entendu, il ne saigne pas ; mais je tiens à ce que sa mort paraisse remonter à plusieurs jours, comme il a beaucoup plu ces temps derniers dans la région, personne ne s’étonnera de ne pas trouver de sang.

Je fais basculer le rigide dans l’herbe… Un instant encore je prête l’oreille. Le calme le plus parfait, le plus paradisiaque, règne dans les azimuts. Tout va bien…

Je rebrousse chemin et franchis la clôture au même endroit que précédemment.

Lentement, je me dirige vers l’Opel. Elle est toujours là, bien sage sous ses branchages… J’ôte ceux-ci, je grimpe dans la tire, et je démarre tout doucettement.

Dix minutes plus tard, je trace en direction du village…

En passant devant le poste français, j’aperçois les joueurs de cartes et le buveur de litron. Tous se livrent aux mêmes occupations.

N’était cette tenace odeur de clamsage, je pourrais croire que rien ne s’est passé depuis tout à l’heure…

La nuit est aussi sereine qu’une nuit de crèche. Il y a, maintenant que les nuages qui l’obscurcissaient ont fait la malle, de gentilles petites étoiles qui tremblotent.

Je stoppe devant le poste.

Celui qui ne joue pas aux cartes s’avance.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Il a des sardines de sergot sur sa manche.

Je biche mon air le plus suave.

— Voilà, j’expose, je viens de Stuttgart et je vais à Fribourg. Entre Freudenstadt et ici, il y a une grande propriété clôturée par un épais grillage…

Le sergent a sommeil, il fait du morse avec ses paupières.

— Et alors ? bougonna-t-il…

— Je me suis arrêté en bordure de cette propriété pour satisfaire un petit besoin et il m’a semblé… Je…

Mon égarement est admirablement joué, car je lis l’intérêt et l’impatience dans les yeux de mon interlocuteur.

— Eh bien ! parlez ! grogne-t-il.

Je baisse le ton.

— Je crois bien qu’il y a…

— Quoi ?

— Un cadavre de l’autre côté du grillage…

— Un cadavre…

— Oui… Je… Cela sentait épouvantablement mauvais… Une odeur de décomposition ! J’ai frotté une allumette. Il m’a semblé voir le corps d’un homme dans l’herbe de la propriété, au pied d’un arbre…

Le soldat se gratte le crâne.

— Il vous a semblé ? insista-t-il.

— C’est façon de parler… J’en suis certain… Un homme grand… avec une partie de la tête arrachée…