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Nour allait s’asseoir à l’ombre de la muraille de boue, quand le soleil déclinait, et il regardait l’endroit où Ma el Aïnine avait apparu, cette nuit-là, sur la place, l’endroit invisible où il s’était accroupi pour prier. Quelquefois d’autres hommes venaient comme lui, et restaient immobiles à l’entrée de la place, pour regarder la muraille de terre rouge aux étroites fenêtres. Ils ne disaient rien, ils regardaient seulement. Puis ils retournaient vers leur campement.

Ensuite, après tous ces jours de colère et de peur sur la terre et dans le ciel, après toutes ces nuits glacées où l’on dormait un peu, où l’on se réveillait tout à coup, sans raison, les yeux fiévreux et le corps ouvert d’une mauvaise sueur, après tout ce temps si long qui éteignait peu à peu les vieillards et les jeunes enfants, soudain, sans que personne sache comment, on a su que le moment du départ était arrivé.

Nour l’avait entendu, avant même que sa mère n’en parle, avant même que son frère ne lui dise en riant, comme si tout était changé : « Nous allons partir, demain, ou après-demain, écoute bien, nous allons partir vers le nord, c’est le cheikh Ma el Aïnine qui l’a dit, nous allons partir très loin d’ici ! » Peut-être que la nouvelle était venue dans l’air, ou dans la poussière, ou bien peut-être que Nour l’avait entendue en regardant la terre battue, sur la place de Smara.

C’était venu sur tout le campement très vite, et l’air résonnait comme une musique. Les voix des hommes, les cris des enfants, les sons des cuivres, les grognements des chameaux, les piétinements et les pétarades des chevaux, et cela ressemblait au bruit que fait la pluie quand elle arrive, descendant la vallée et roulant avec elle les eaux rouges des torrents. Les hommes et les femmes allaient en courant le long des allées, les chevaux piétinaient, les chameaux entravés mordaient leurs liens, parce que l’impatience était grande. Malgré la brûlure du ciel, les femmes restaient debout devant les tentes, à parler et à crier. Personne n’aurait pu dire comment la nouvelle était venue d’abord, mais tous répétaient la phrase qui les enivrait : « Nous allons partir, nous allons partir vers le nord. »

Les yeux du père de Nour brillaient d’une sorte de joie fiévreuse.

« Nous allons partir bientôt, notre cheikh l’a dit, nous allons partir bientôt. »

« Où ? » avait demandé Nour.

« Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit. Là-bas, il y a de l’eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent, c’est Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el Aïnine qui l’a dit, et Ahmed Ech Chems aussi. »

Les groupes d’hommes marchaient dans les allées, vers la ville de Smara, et Nour était pris dans leurs tourbillons. La poussière rouge montait sous les pas des hommes et sous les piétinements des bêtes, elle formait un nuage au-dessus du campement. Déjà les premières décharges des fusils se faisaient entendre, et l’odeur âcre de la poudre chassait l’odeur de la peur qui avait régné sur le campement. Nour avançait sans voir, bousculé par les hommes, rejeté contre les parois des tentes. La poussière desséchait sa gorge et brûlait ses yeux. La chaleur du soleil était terrible, jetant des éclairs de blancheur à travers l’épaisseur de la poussière. Nour marcha un moment comme cela, au hasard, les bras tendus devant lui. Puis il tomba par terre et il rampa à l’abri d’une tente. Dans la pénombre, il put reprendre ses sens. Une vieille femme était là, assise contre la partie basse de la toile, enveloppée dans son manteau bleu. Quand elle vit Nour, elle le prit d’abord pour un voleur et elle lui cria des injures en lui jetant des cailloux au visage. Puis elle s’approcha, et elle vit ses joues salies de poussière où les larmes avaient tracé des sillons rouges.

« Qu’as-tu ? Es-tu malade ? » dit-elle plus doucement.

Nour secoua la tête. La vieille avança vers lui à quatre pattes.

« Tu dois être malade », dit-elle. « Je vais te donner du thé. »

Elle versa le thé dans un gobelet de cuivre.

« Bois. »

Le thé brûlant et sans sucre réconforta Nour.

« Nous allons bientôt partir d’ici », dit-il, la voix un peu hésitante.

La vieille le regardait. Elle haussa les épaules.

« Oui, c’est ce qu’ils disent. »

« C’est un grand jour pour nous », dit Nour.

Mais la vieille femme n’avait pas l’air de croire que c’était aussi important, peut-être simplement parce qu’elle était vieille.

« Toi, tu arriveras peut-être là-bas, où ils disent, au nord. Mais moi je mourrai avant. »

Elle répéta cela :

« Moi, je mourrai avant d’arriver au nord. »

Plus tard, Nour sortit de la tente. Les allées du campement étaient de nouveau désertes, comme si tous les vivants étaient partis. Mais, à l’ombre des tentes, Nour aperçut les formes humaines : les vieillards, les malades qui tremblaient de fièvre malgré la fournaise, les jeunes femmes qui tenaient dans leurs bras des bébés et qui regardaient devant elles avec des yeux vides et tristes. Encore une fois, Nour sentit son cœur se serrer, parce que c’était l’ombre de la mort qui était sous les tentes.

Comme il approchait du mur d’enceinte de la ville, il entendit grandir le bruit rythmé de la musique. Les hommes et les femmes étaient assemblés devant la porte de Smara, formant un large demi-cercle autour des musiciens. Nour entendit le son aigre des flûtes qui montait, descendait, montait, puis s’arrêtait, tandis que les tambours et les rebecs reprenaient inlassablement la même phrase. Une voix d’homme, grave et monotone, chantait une chanson andalouse, mais Nour ne pouvait pas reconnaître les paroles. Au-dessus de la ville rouge, le ciel était lisse, très bleu, très dur. La fête des voyageurs allait commencer, maintenant, elle durerait jusqu’au lendemain, à l’aube, et peut-être jusqu’au jour suivant. Les drapeaux allaient flotter dans le vent, et les cavaliers feraient le tour des remparts en déchargeant leurs longs fusils, tandis que les jeunes femmes crieraient en faisant trembler leur voix comme des grelots.

Nour sentit l’ivresse de la musique et de la danse, et il oublia l’ombre mortelle qui restait sous les tentes. C’était comme s’il était déjà en marche vers les hautes falaises du Nord, là où commencent les plateaux, là où naissent les torrents d’eau claire, l’eau que personne n’a jamais regardée. Et pourtant, l’angoisse qui s’était installée en lui quand il avait vu arriver les troupes des nomades restait quelque part au fond de lui.

Il voulut voir Ma el Aïnine. Il contourna la foule, cherchant à l’apercevoir du côté des hommes qui chantaient. Mais le cheikh n’était pas avec la foule. Alors Nour repartit vers la porte des remparts. Il pénétra dans la ville par la même fissure qui lui avait servi lors de la nuit de l’Assemblée. La grande place de terre battue était tout à fait vide. Les murs de la maison du cheikh brillaient à la lumière du soleil. Autour de la porte de la maison, d’étranges dessins étaient peints à l’argile sur le mur blanc. Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. Le bruit de la musique des flûtes s’éteignait ici, dans cette cour déserte, comme si Nour était à l’autre bout du monde. Tout devenait immense, tandis que le jeune garçon marchait vers le centre de la place. Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les artères de son cou et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner jusque dans le sol sous la plante de ses pieds.