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La voix des hommes qui chantent leur chanson nasillarde la trouble soudain, et elle sent les larmes qui coulent de ses yeux, sans bien comprendre pourquoi. Il y a si longtemps qu’elle a entendu cette chanson, comme dans un rêve ancien, à demi effacé. Ce sont des hommes à la peau noire, vêtus seulement d’une chemise léopard et d’un pantalon de toile trop court, pieds nus dans des sandales japonaises. L’un après l’autre, ils chantent la chanson nasillarde et triste, que personne d’autre ne peut comprendre, comme cela, en se balançant et les yeux à moitié fermés.

Et quand elle entend leur chanson, Lalla sent au fond d’elle, très secret, le désir de revoir la terre blanche, les hauts palmiers dans les vallées rouges, les étendues de pierres et de sable, les grandes plages solitaires, et même les villages de boue et de planches, aux toits de tôle et de papier goudronné. Elle ferme un peu les yeux, et elle voit cela, devant elle, comme si elle n’était pas partie, comme si elle avait seulement dormi une heure ou deux.

Au fond d’elle, à l’intérieur de son ventre gonflé, il y a ce mouvement aussi, ces secousses qui font mal, qui frappent l’intérieur de la peau. Maintenant, elle pense à l’enfant qui veut naître, qui vit déjà, qui rêve déjà. Elle frissonne un peu, et elle serre entre ses mains son ventre dilaté, elle laisse aller son corps au balancement lourd du bateau, le dos appuyé contre la paroi de fer qui tremble. Même, elle chante un peu pour elle-même, entre ses dents, un peu pour l’enfant qui cesse de la battre et l’écoute, la chanson ancienne, celle que chantait Aamma, et qui venait de sa mère :

« Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s’asséchera, on trouvera le miel dans la fleur de cactus, on fera un lit avec les branches de l’acacia, un jour, oh, un jour, il n’y aura plus de venin dans la bouche du serpent, et les balles de fusil ne porteront plus la mort, car ce jour-là, je quitterai mon amour… »

Les trépidations des machines couvrent le son de sa voix, mais à l’intérieur de son ventre, l’enfant inconnu écoute bien les paroles, et il s’endort. Alors, pour faire plus de bruit, et pour se donner courage, Lalla chante plus fort les mots de la chanson qu’elle préférait :

« Médi-ter-ra-né-é-e… »

Le bateau glisse lentement sur la mer huileuse, sous le ciel lourd. Maintenant, il y a une vilaine tache grise à l’horizon, comme un nuage accroché à la mer : Tanger. Tous les visages sont tournés vers la tache, et les gens ont cessé de parler ; même les Noirs ne chantent plus. L’Afrique arrive lentement devant l’étrave du bateau, indécise, déserte. L’eau de la mer devient grise, moins profonde. Dans le ciel volent les premières mouettes, grises elles aussi, maigres et peureuses.

Tout a donc changé ? Lalla pense au premier voyage, vers Marseille, quand tout était encore neuf, les rues, les maisons, les hommes. Elle pense à l’appartement d’Aamma, à l’hôtel Sainte-Blanche, aux terrains vagues près des réservoirs, à tout ce qui est resté derrière elle dans la grande ville meurtrière. Elle pense à Radicz le mendiant, au photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres. Maintenant, elle n’a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron qu’Aamma lui a donné quand elle est arrivée. L’argent aussi, la liasse de billets de banque neufs, retenus par une épingle, qu’elle a prise dans la poche de la veste du photographe, avant de s’en aller. Mais c’est comme si rien ne s’était passé, comme si elle n’avait jamais quitté la Cité des planches et du papier goudronné, ni le plateau de pierres et les collines où vit le Hartani. Comme si elle avait dormi simplement une heure ou deux.

Elle regarde l’horizon vide, à la poupe du navire, puis la tache de terre grise et la montagne où s’agrandissent les espèces de macules des maisons de la ville arabe. Elle tressaille, parce que dans son ventre, l’enfant s’est mis à bouger très fort.

Dans l’autocar qui roule sur la route de poussière, qui s’arrête pour charger des paysans, des femmes, des enfants, Lalla sent encore l’ivresse étrange. La lumière l’enveloppe, et la poussière fine qui monte comme un brouillard de chaque côté de l’autocar, qui entre à l’intérieur de la carlingue, qui s’accroche à sa gorge et crisse sous ses doigts, la lumière, la sécheresse, la poussière : Lalla sent leur présence, et c’est comme une nouvelle peau sur elle, comme un nouveau souffle.

Est-il possible que quelque chose d’autre ait existé ? Y a-t-il un autre monde, d’autres visages, d’autre lumière ? Le mensonge des souvenirs ne peut pas survivre au bruit de l’autocar poussif, ni à la chaleur, ni à la poussière. La lumière nettoie tout, abrase tout, comme autrefois, sur le plateau de pierres. Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d’elle ; non plus le regard des hommes, plein de désir et d’envie, mais le regard de mystère de celui qui connaît Lalla et qui règne sur elle comme un dieu.

L’autocar roule sur la piste de poussière, monte en haut des collines. Partout, il n’y a que la terre sèche, brûlée, pareille à une vieille peau de serpent. Au-dessus du toit du car, le ciel et la lumière brûlent fort, et la chaleur augmente dans la carlingue comme à l’intérieur d’un four. Lalla sent les gouttes de sueur qui coulent sur son front, le long de son cou, dans son dos. Dans l’autocar, les gens sont immobiles, impassibles. Les hommes sont enveloppés dans leurs manteaux de laine, les femmes sont accroupies par terre, entre les sièges, couvertes de leurs voiles bleu-noir. Seul le chauffeur bouge, grimace, regarde dans le rétroviseur. Plusieurs fois son regard rencontre celui de Lalla, et elle détourne la tête. Le gros homme au visage plat règle le rétroviseur pour pouvoir mieux la regarder, puis, d’un geste coléreux, le remet en place. La radio, le bouton tourné à fond, siffle et crache, et laisse entendre, quand on passe près d’un pylône électrique, une longue traînée de musique nasillarde.

Tout le jour, l’autocar roule sur les routes de goudron et sur les pistes de poussière, traverse les fleuves desséchés, s’arrête devant des villages de boue où les enfants nus attendent. Les chiens maigres courent à côté de l’autocar, essaient de mordre ses roues. Quelquefois, l’autocar s’arrête au milieu d’une plaine désertique, parce que le moteur a des faiblesses. Pendant que le chauffeur au nez plat se penche dans le capot ouvert, pour nettoyer le gicleur, les hommes et les femmes descendent, s’assoient à l’ombre de l’autocar, ou bien vont uriner, accroupis au milieu des buissons d’euphorbe. Certains sortent de leur poche de petits citrons qu’ils sucent longuement, en faisant claquer la langue.

Puis l’autocar repart, cahote sur les routes, monte les collines, comme cela, interminablement, dans la direction du soleil couchant. La nuit vient vite sur l’étendue des plaines désertiques, elle recouvre les pierres et transforme la poussière en cendres. Alors, soudain, dans la nuit, l’autocar s’arrête, et Lalla aperçoit au loin les lumières, de l’autre côté de la rivière. Dehors, la nuit est chaude, pleine du bruissement des insectes, des cris des crapauds. Mais cela ressemble au silence après ces heures passées dans l’autocar.

Lalla descend, elle marche lentement le long de la rivière. Elle reconnaît la bâtisse des bains publics, puis le gué. La rivière est noire, la marée a repoussé le courant de l’eau douce. Lalla traverse le gué, avec l’eau jusqu’à mi-cuisse, mais la fraîcheur de la rivière lui fait du bien. Dans la pénombre, Lalla voit la silhouette d’une femme qui porte un paquet sur sa tête, sa longue robe retroussée jusqu’au ventre.