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À petites goulées, Lalla respire son odeur, l’odeur du sucre et de la sève, et c’est comme une odeur familière qui la rassure et l’apaise. Elle tire sur la maîtresse branche, ses reins cognent le tronc du figuier, les gouttes de rosée continuent à pleuvoir sur ses mains, sur son visage, sur son corps. Il y a même des fourmis noires très petites qui courent le long de ses bras agrippés à la ceinture, et qui descendent le long de son corps, pour s’échapper.

Cela dure très longtemps, si longtemps que Lalla sent les tendons de ses bras durcis comme des cordes, mais ses doigts sont serrés si fort sur la ceinture de toile que rien ne pourrait les détacher. Puis, tout d’un coup, elle sent que son corps se vide, incroyablement, tandis que ses bras tirent avec violence sur la ceinture. Très lentement, avec des gestes d’aveugle, Lalla se laisse glisser en arrière le long de la ceinture de toile, ses reins et son dos touchent les racines du figuier. L’air entre enfin dans ses poumons, et au même instant, elle entend le cri aigu de l’enfant qui commence à pleurer.

Sur la plage, la lumière rouge est devenue orange, puis couleur d’or. Le soleil doit déjà toucher les collines de pierres, à l’est, au pays des bergers. Lalla tient l’enfant dans ses bras, elle coupe le cordon avec ses dents, et elle le noue comme une ceinture autour du ventre minuscule secoué de pleurs. Très lentement, elle rampe sur le sable dur vers la mer, elle s’agenouille dans l’écume légère, et elle plonge l’enfant qui hurle dans l’eau salée, elle le baigne et le lave avec soin. Puis elle retourne vers l’arbre, elle pose le bébé dans le grand manteau marron. Avec les mêmes gestes instinctifs qu’elle ne comprend pas, elle creuse avec ses mains dans le sable, près des racines du figuier, et elle enterre le placenta.

Puis elle s’allonge enfin au pied de l’arbre, la tête tout près du tronc si fort ; elle ouvre le manteau, elle prend le bébé dans ses bras et elle l’approche de ses seins gonflés.

Quand l’enfant commence à téter, son visage minuscule aux yeux fermés appuyé sur son sein, Lalla cesse de résister à la fatigue. Elle regarde un instant la belle lumière du jour qui commence, et la mer si bleue, aux vagues obliques pareilles à des animaux qui courent. Ses yeux se ferment. Elle ne dort pas, mais c’est comme si elle flottait à la surface des eaux, longuement. Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut vivre, qui suce goulûment son lait. « Hawa, fille de Hawa », pense Lalla, une seule fois, parce que cela est drôle, et lui fait du bien, comme un sourire, après tant de souffrance. Puis elle attend, sans impatience, que vienne quelqu’un de la Cité des planches et du papier goudronné, un jeune garçon pêcheur de crabes, une vieille à la chasse au bois mort, ou bien une petite fille qui aime simplement se promener sur les dunes pour regarder les oiseaux de mer. Ici, il finit toujours par venir quelqu’un, et l’ombre du figuier est bien douce et fraîche.

Agadir, 30 mars 1912

Alors ils sont venus pour la dernière fois, ils sont apparus sur la grande plaine, près de la mer, à l’embouchure du fleuve. Ils venaient de toutes les directions, ceux du Nord, les Ida ou Trouma, les Ida ou Tamane, les Aït Daoud, les Meskala, les Aït Hadi, les Ida ou Zemzen, les Sidi Amil, ceux de Bigoudine, d’Amizmiz, d’Ichemraren. Ceux de l’Orient, au-delà de Taroudant, ceux de Tazenakht, d’Ouarzazate, les Aït Kalla, les Assarag, les Aït Kedif, les Amtazguine, les Aït Toumert, les Aït Youss, Aït Zarhal, Aït Oudinar, Aït Moudzit, ceux des monts Sarhro, des monts Bani ; ceux des rivages de la mer, d’Essaouira jusqu’à Agadir la fortifiée, ceux de Tiznit, d’Ifni, d’Aoreora, de Tan-Tan, de Goulimine, les Aït Melloul, les Lahoussine, les Aït Bella, Ait Boukha, les Sidi Ahmed ou Moussa, les Ida Gougmar, les Aït Baha ; et ceux du grand Sud surtout, les hommes libres du désert, les Imraguen, les Arib, les Oulad Yahia, Oulad Delim, les Aroussiyine, les Khalifiya, les Reguibat Sahel, les Sebaa, les peuples de langue chleuh, les Ida ou Belal, Ida ou Meribat, les Aït ba Amrane.

Ils se sont réunis sur le lit du fleuve, si nombreux qu’ils recouvraient toute la vallée. Mais ce n’étaient pas des guerriers, pour la plupart. C’étaient des femmes et des enfants, des hommes blessés, des vieillards, tous ceux qui avaient fui sans cesse sur les routes de poussière, chassés par l’arrivée des soldats étrangers, et qui ne savaient plus où aller. La mer les avait arrêtés ici, devant la grande ville d’Agadir.

Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici, sur le lit du fleuve Souss. Peut-être que c’étaient seulement la faim, la fatigue, le désespoir qui les avaient conduits là, à l’embouchure du fleuve, devant la mer. Où pouvaient-ils aller ? Depuis des mois, des années, ils erraient à la recherche d’une terre, d’une rivière, d’un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons. Beaucoup étaient morts, perdus sur les pistes qui ne vont nulle part, dans le désert, autour de la grande ville de Marrakech, ou dans les ravins de l’oued Tadla. Ceux qui avaient pu s’enfuir étaient retournés vers le Sud, mais les anciens puits étaient taris, et les soldats étrangers étaient partout. Dans la ville de Smara, là où s’élevait le palais de pierres rouges de Ma el Aïnine, maintenant soufflait le vent du désert, qui abrase tout. Les soldats des Chrétiens avaient lentement refermé leur mur sur les hommes libres du désert, ils occupaient les puits de la vallée sainte de la Saguiet el Hamra. Que voulaient-ils, ces étrangers ? Ils voulaient la terre tout entière, ils n’auraient de cesse qu’ils ne l’aient dévorée toute, cela était sûr.

Depuis des jours, les gens du désert étaient ici, au sud de la ville fortifiée, et ils attendaient quelque chose. Aux tribus des montagnes s’étaient mêlés les derniers guerriers de Ma el Aïnine, les Berik Al-lah ; ceux-là portaient sur leur visage les marques de la détresse, de l’abandon, à cause de la mort de Ma el Aïnine. Dans leur regard brillaient la fièvre, la faim, étrangement. Chaque jour, les hommes du désert regardaient vers la citadelle, là où devait apparaître Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers à cheval. Mais, au loin, les murs rouges de la ville restaient silencieux, les portes étaient fermées. Et ce silence qui durait depuis des jours avait quelque chose de menaçant. De grands oiseaux noirs tournaient dans le ciel bleu, et la nuit, on entendait les glapissements des chacals.

Nour était là aussi, seul dans la foule des hommes vaincus. Depuis longtemps il s’était habitué à cette solitude. Son père, sa mère et ses sœurs étaient retournés vers le Sud, vers les pistes sans fin. Mais lui n’avait pas pu retourner, même après la mort du cheikh.

Chaque soir, allongé sur la terre froide, il pensait à la route que Ma el Aïnine avait ouverte vers le Nord, vers les terres nouvelles, et que le Lion allait suivre maintenant, pour devenir le vrai roi. Depuis deux ans, son corps s’était aguerri à la faim et à la fatigue, et il n’y avait rien d’autre dans son esprit que le désir de cette route qui allait s’ouvrir, bientôt.

Alors, le matin, la rumeur s’est propagée à travers le campement : « Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi ! Notre roi ! » Des coups de feu ont claqué, et les enfants et les femmes ont crié en faisant grelotter leur voix. La foule s’est tournée vers la plaine poussiéreuse, et Nour a vu les cavaliers du cheikh, enveloppés dans un nuage rouge.

Les cris et les coups de fusil couvraient le bruit des sabots des chevaux. Le brouillard rouge s’élevait haut dans le ciel du matin, tournoyait au-dessus de la vallée du fleuve. La foule des guerriers a couru au-devant des cavaliers, en déchargeant vers le ciel leurs carabines à longs canons. C’étaient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des Chleuhs vêtus de leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants. Nour ne reconnaissait pas les guerriers du désert, les hommes bleus qui avaient suivi Ma el Aïnine jusqu’à sa mort. Ceux-ci n’avaient pas été marqués par la faim et la soif, n’avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois ; ils venaient de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pourquoi et contre qui ils allaient se battre.