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Tout le jour, les guerriers ont couru à travers la vallée, jusqu’aux remparts d’Agadir, tandis que les chevaux de Moulay Sebaa, le Lion, galopaient en soulevant le grand nuage rouge. Que voulaient-ils ? Ils couraient et ils criaient, seulement, et les voix des enfants et des femmes grelottaient sur le lit du fleuve. Par moments, Nour voyait passer les cavaliers, dans leur nuage rouge, entourés d’éclairs de lumière, les cavaliers du Lion qui brandissaient leurs lances.

« Moulay Hiba ! Moulay Sebaa, le Lion ! » Les voix des enfants criaient autour de lui. Puis les cavaliers disparaissaient vers l’autre bout de la plaine, vers les remparts d’Agadir.

C’est l’ivresse qui a régné sur la vallée, durant tout ce jour, avec le feu du soleil qui brûlait les lèvres. Le vent du désert s’est mis à souffler vers le soir, recouvrant les campements sous un brouillard d’or, cachant les murs de la ville. Nour s’est mis à l’abri d’un arbre, enveloppé dans son manteau.

Peu à peu, l’ivresse est tombée, avec la nuit. La fraîcheur de l’ombre est venue sur la terre desséchée, à l’heure de la prière, quand les bêtes se sont agenouillées pour se protéger de l’humidité de la nuit.

Nour pensait encore à l’été qui allait venir, à la sécheresse, aux puits, aux lents troupeaux que son père allait mener jusqu’aux salines, de l’autre côté du désert, à Oualata, à Ouadane, à Chinchan. Il pensait à la solitude de ces terres sans limites, si lointaines qu’on ne sait plus rien de la mer ni des montagnes. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas connu de repos. C’était comme s’il n’y avait plus que cela, de toutes parts : les étendues de poussière et de cailloux, les ravins, les fleuves secs, les rochers hérissés comme des couteaux, et la peur surtout, comme une ombre sur tout ce qu’on voit.

À l’heure du repas, quand il allait partager le pain et la bouillie de mil des hommes bleus, Nour regardait la nuit constellée qui recouvrait la terre. La fatigue brûlait sa peau, la fièvre aussi, qui jette ses grands frissons le long du corps.

Dans leur campement précaire, sous les abris de branchages et de feuilles, les hommes bleus ne parlaient plus. Ils ne racontaient plus la légende de Ma el Aïnine, ils ne chantaient plus. Enveloppés dans leurs manteaux troués, ils regardaient le feu de braise, en clignant des paupières quand le vent rabattait la fumée. Peut-être qu’ils n’attendaient plus rien maintenant, les yeux troubles, le cœur battant au ralenti.

Les uns après les autres, les feux s’éteignaient, et l’obscurité envahissait toute la vallée. Au loin, avancée dans la mer noire, la ville d’Agadir clignotait faiblement. Alors, Nour se couchait sur la terre, la tête tournée vers les lumières, et comme chaque soir, il pensait au grand cheikh Ma el Aïnine qui avait été enterré devant la maison en ruine, à Tiznit. On l’avait couché dans la fosse, le visage tourné vers l’Orient ; dans ses mains on avait mis ses seules richesses, son livre saint, son calame, son chapelet d’ébène. La terre meuble avait coulé sur son corps, la poudre rouge du désert, puis on avait placé de larges cailloux, pour que les chacals ne déterrent pas le corps ; et les hommes avaient frappé la terre avec leurs pieds nus, jusqu’à ce qu’elle soit lisse et dure comme une dalle. Près de la tombe, il y avait un jeune acacia à épines blanches, comme celui qui était devant la maison de la prière, à Smara.

Alors, les uns après les autres, les hommes bleus du désert, les Berik Al-lah, les derniers compagnons de la Goudfia s’étaient agenouillés sur la tombe, et ils avaient passé lentement leurs mains sur la terre lisse, puis sur leur visage, comme pour recevoir l’ultime bénédiction du grand cheikh.

Nour pensait à cette nuit-là, quand tous les hommes avaient quitté la plaine de Tiznit, et qu’il était resté seul avec Lalla Meymuna auprès du tombeau. Dans la nuit froide, il avait écouté la voix de la vieille femme qui pleurait interminablement, à l’intérieur de la maison en ruine, comme une chanson. Il s’était endormi par terre, couché à côté du tombeau, et son corps était resté sans bouger, sans rêver, comme s’il était mort aussi. Le lendemain, et les jours suivants, il n’avait presque pas quitté le tombeau, assis sur la terre brûlante, enveloppé dans son manteau de laine, les yeux et la gorge brûlants de fièvre. Déjà le vent apportait la poussière sur la terre du tombeau, l’effaçait doucement. Ensuite, la fièvre avait envahi son corps, et il avait perdu conscience. Des femmes de Tiznit l’avaient emmené chez elles et l’avaient soigné, tandis qu’il délirait, au bord de la mort. Quand il avait été guéri, après plusieurs semaines, il avait marché à nouveau vers la maison en ruine où Ma el Aïnine était mort. Mais il n’y avait plus personne ; Lalla Meymuna était repartie vers sa tribu, et le vent qui avait soufflé avait tellement apporté de sable qu’il n’avait pas pu retrouver l’emplacement du tombeau.

Peut-être que c’était ainsi que les choses devaient se passer, pensait Nour ; peut-être que le grand cheikh était retourné vers son vrai domaine, perdu dans le sable du désert, emporté par le vent. Maintenant, Nour regardait la grande étendue du fleuve Souss, dans la nuit, à peine éclairée par le brouillard de la galaxie, la grande lueur qui est la trace du sang de l’agneau de l’ange Gabriel, selon ce qu’on dit. C’était la même terre silencieuse, comme auprès de Tiznit, et Nour avait par instants l’impression d’entendre encore la longue plainte chantée de Lalla Meymuna, mais c’était probablement la voix d’un chacal qui glapissait dans la nuit. Ici, l’esprit de Ma el Aïnine vivait encore, il couvrait la terre entière, mêlé au sable et à la poussière, caché dans les crevasses, ou bien luisant vaguement sur chaque pierre aiguë.

Nour sentait son regard, là, dans le ciel, dans les taches d’ombre de la terre. Il sentait le regard sur lui, comme autrefois, sur la place de Smara, et un frisson passait sur son corps. Le regard entrait en lui, creusait son vertige. Que voulait-il dire ? Peut-être qu’il demandait quelque chose, comme cela, muettement, sur la plaine, environnant les hommes de sa lumière. Peut-être qu’il demandait aux hommes de le rejoindre, là où il était, mêlé à la terre grise, dispersé dans le vent, devenu poussière… Nour s’endormait, emporté par le regard immortel, sans bouger, sans rêver.

Quand ils ont entendu le bruit des canons pour la première fois, les hommes bleus et les guerriers se sont mis à courir vers les collines, pour regarder la mer. Le bruit ébranlait le ciel comme le tonnerre. Seul, au large d’Agadir, un grand bateau cuirassé, pareil à un animal monstrueux et lent, jetait ses éclairs. Le bruit arrivait un long moment après, un roulement suivi du bruit déchirant des obus qui explosaient à l’intérieur de la ville. En quelques instants, les hauts murs de pierre rouge n’étaient plus qu’un monceau de ruines d’où s’élevait la fumée noire des incendies. Puis, des murs brisés est sortie la population, hommes, femmes, enfants, ensanglantés et criant. Ils ont empli la vallée du fleuve, s’éloignant de la mer le plus vite qu’ils pouvaient, en proie à la panique.

La flamme courte a brillé plusieurs fois au bout des canons du croiseur Cosmao, et le bruit déchirant des obus qui éclataient dans la Kasbah d’Agadir a retenti sur toute la vallée du fleuve Souss. La fumée noire des incendies est montée haut dans le ciel bleu, couvrant de son ombre le campement des nomades.