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Alors les guerriers à cheval de Moulay Sebaa, le Lion, sont apparus. Ils ont traversé le lit du fleuve, se repliant vers les collines, devant les habitants de la ville. Au loin, le croiseur Cosmao était immobile sur la mer couleur de métal, et ses canons se sont tournés lentement vers la vallée où fuyaient les gens du désert. Mais la flamme n’a plus brillé au bout des canons. Il y a eu un long silence, avec seulement le bruit des gens qui couraient et les cris des bêtes, tandis que la fumée noire continuait à monter dans le ciel.

Quand les soldats des Chrétiens sont apparus devant les remparts brisés de la ville, personne n’a compris tout de suite qui ils étaient. Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant que c’étaient les guerriers du Nord que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait envoyés pour la guerre sainte.

Mais c’étaient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche forcée jusqu’à la ville rebelle d’Agadir — quatre mille hommes vêtus des uniformes des tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et d’une dizaine de mitrailleuses Nordenfeldt. Les soldats se sont avancés lentement vers la rive du fleuve, se déployant en demi-cercle, tandis que, de l’autre côté du fleuve, au pied des collines caillouteuses, l’armée de trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commencé à tourner sur elle-même en formant un grand tourbillon qui soulevait la poussière rouge dans le ciel. À l’écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens, pareille à une colonne d’insectes en marche sur la terre desséchée. Il savait que la bataille était perdue d’avance, comme autrefois à Bou Denib, quand les balles des tirailleurs noirs avaient fauché plus d’un millier de ses cavaliers venus du Sud. Immobile sur son cheval qui tressaillait d’impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient lentement vers le fleuve, comme à l’exercice. Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l’ordre de la retraite, mais les guerriers des montagnes n’écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l’odeur de la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de leurs saints. Quand la ronde s’achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est tendu, ils mourront tous.

Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l’autre côté du lit du fleuve desséché, le colonel Mangin a fait disposer les mitrailleuses à chaque aile de son armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des mitrailleuses les balaiera, et il n’y aura plus qu’à donner le coup de grâce, à la baïonnette.

Il y a eu encore un silence lourd, tandis que les cavaliers s’étaient arrêtés de tourner sur la plaine. Le colonel Mangin regardait avec ses jumelles, essayait de comprendre : est-ce qu’ils n’allaient pas battre en retraite, à présent ? Alors, il faudrait marcher à nouveau pendant des jours, sur cette terre désertique, au-devant de cet horizon qui fuit et désespère. Mais Moulay Sebaa restait immobile sur son cheval, parce qu’il savait que la fin était proche. Les guerriers des montagnes, les fils des chefs de tribu étaient venus ici pour combattre, non pour fuir. Ils s’étaient arrêtés de tourner pour prier, avant l’assaut.

Ensuite, tout s’est passé très vite, sous le soleil cruel de midi. Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade, brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d’acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre qui hachait l’air et résonnait dans toute la vallée, jusqu’aux montagnes. Est-ce que le temps existe, quand quelques minutes suffisent pour tuer mille hommes, mille chevaux ? Quand les cavaliers ont compris qu’ils étaient dans un piège, qu’ils ne franchiraient pas ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c’était trop tard. Les rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mêlant aux minces filets d’eau. Puis le silence est revenu, tandis que les derniers cavaliers s’échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil hérissé par la peur.

Sans hâte, l’armée des soldats noirs s’est mise en marche le long du lit du fleuve, compagnie après compagnie, avec, à sa tête, les officiers et le colonel Mangin. Ils sont partis sur la piste de l’est, vers Taroudant, vers Marrakech, à la poursuite de Moulay Sebaa, le Lion. Ils sont partis sans se retourner sur le lieu du massacre, sans regarder les corps brisés des hommes étendus sur les galets, ni les chevaux renversés, ni les vautours qui étaient déjà arrivés sur les rives. Ils n’ont pas regardé non plus les ruines d’Agadir, la fumée noire qui montait encore dans le ciel bleu. Au loin, le croiseur Cosmao glissait lentement sur la mer couleur de métal, prenait le cap vers le nord.

Alors le silence a cessé, et on a entendu tous les cris des vivants, les hommes et les animaux blessés, les femmes, les enfants, comme un seul gémissement interminable, comme une chanson. C’était un bruit plein d’horreur et de souffrance qui montait de tous les côtés à la fois, sur la plaine et sur le lit du fleuve.

Maintenant, Nour marchait sur les galets, au milieu des corps étendus. Déjà les mouches voraces et les guêpes vrombissaient en nuages noirs au-dessus des cadavres, et Nour sentait la nausée dans sa gorge serrée.

Avec des gestes très lents, comme s’ils sortaient d’un rêve, les femmes, les hommes, les enfants écartaient les broussailles et marchaient sur le lit du fleuve, sans parler. Tout le jour, jusqu’à la tombée de la nuit, ils ont porté les corps des hommes sur la rive du fleuve pour les enterrer. Quand la nuit est venue, ils ont allumé des feux sur chaque rive, pour éloigner les chacals et les chiens sauvages. Les femmes des villages sont venues, apportant du pain et du lait caillé, et Nour a mangé et bu avec délices. Il a dormi ensuite, couché par terre, sans même penser à la mort.

Le lendemain, dès l’aube, les hommes et les femmes ont creusé d’autres tombes pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils ont placé de gros cailloux du fleuve.

Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu’elle semble n’avoir pas de fin. Nour marchait avec eux, pieds nus, sans rien d’autre que son manteau de laine, et un peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les derniers hommes libres, les Taubalt, les Tekna, les Tidrarin, les Aroussiyine, les Sebaa, les Reguibat Sahel, les derniers survivants des Berik Al-lah, les Bénis de Dieu. Ils n’avaient rien d’autre que ce que voyaient leurs yeux, que ce que touchaient leurs pieds nus. Devant eux, la terre très plate s’étendait comme la mer, scintillante de sel. Elle ondoyait, elle créait ses cités blanches aux murs magnifiques, aux coupoles qui éclataient comme des bulles. Le soleil brûlait leurs visages et leurs mains, la lumière creusait son vertige, quand les ombres des hommes sont pareilles à des puits sans fond.