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J’étais assise devant mon écran, avec un café servi par mon assistante lorsque Bertrand arriva, oreillette en action. La cinquantaine sportive, mâchoire carrée, tempes grisonnantes, toujours impeccable dans son incontournable costume noir. En dix ans, il n’avait pas changé, contrairement à moi. Son regard bleu acier parcourut l’open space, traquant tout éventuel signe de relâchement, puis il se posa sur moi. D’un signe de tête, il m’invita à le suivre dans son bureau. Il faisait les cent pas dans la pièce, téléphone toujours activé au moment où je m’assis.

— Comment ça s’est passé hier ? me demanda-t-il une fois sa conversation achevée, un œil déjà sur son écran.

Quelle question !

— Parfaitement, lui répondis-je, d’un ton détaché.

Et pour cause, j’étais sûre de mon coup. Il s’enfonça dans son fauteuil et joignit ses mains sous son menton d’un air concentré mais satisfait.

— Il t’a encore proposé un poste ?

Je me contentai de hocher la tête. Les lèvres de Bertrand se fendirent d’un rictus mauvais.

— C’est bon pour les affaires.

Il se redressa et se lança dans un briefing sur ma prochaine mission, s’assurant que tout était prêt de mon côté. J’avais en charge de séduire des Américains qui avaient fait fortune dans le gaz de schiste et rêvaient d’investir en France, particulièrement dans l’immobilier parisien. Mon rôle serait de servir d’intermédiaire entre les agents immobiliers et eux, et ainsi de réaliser leur souhait le plus cher.

— Je compte sur toi, me lança-t-il en plantant un regard dur et déterminé dans le mien. Donne tout ce que tu as. Si tu décroches ce contrat pour l’immo, nous devrions pouvoir gérer toutes leurs affaires en France. Autant te dire qu’ils n’ont pas que le gaz de schiste.

Il me lança un regard appuyé.

— Je te laisse imaginer ce qui se passerait en cas d’échec…

L’adrénaline pulsait dans mes veines.

— C’est bien ce qui est prévu, lui répondis-je sans me laisser impressionner.

— Je n’en attends pas moins de toi.

Son téléphone vibra : fin de notre entretien.

J’avais loué les services d’un chauffeur de voitures de luxe pour aller récupérer les clients à l’hôtel. Je leur avais programmé six rendez-vous. Je les baladai d’agence immobilière en agence immobilière tout l’après-midi, nos partenaires « entreprises-habitat » les plus prestigieux présentaient leur catalogue, en leur déroulant le tapis rouge. C’était un sans-faute. Ils semblaient m’accorder toute leur confiance, ils se laissèrent porter d’un endroit à l’autre, décrivant à foison leurs besoins, envies et impératifs. Je pris des notes sans interruption sur le carnet qui ne me quittait jamais.

Après le dernier rendez-vous, je les invitai à dîner. J’avais fait réserver une table chez un chef étoilé et fait envoyer un taxi classe affaires récupérer leurs femmes, qui étaient du voyage. Au cours du repas, j’alternai entre conversations business et conversations plus légères. Ne jamais oublier de séduire les épouses, puisque bien souvent elles accompagnaient leurs maris en déplacement pour leur plaisir ou leurs propres affaires. Nous devions pouvoir les occuper, leur donner l’impression qu’elles avaient de l’importance, et ne jamais oublier de prendre en compte leur planning. Une femme se sentant délaissée par son businessman de mari pouvait faire capoter des collaborations historiques. J’avais sauvé in extremis le contrat du plus vieux client de Bertrand grâce à ce constat, ce qui d’ailleurs m’avait là aussi valu une promotion. Je glissai aux épouses, dans la discussion, que nous pouvions les accompagner dans leur shopping ou les mettre en relation avec les meilleurs guides touristiques de Paris si elles le souhaitaient, au cours d’un prochain voyage. Nous revêtions parfois les atours d’une super conciergerie de luxe. Ce petit plus dans nos prestations remportait un franc succès, particulièrement auprès de ces dames, elles-mêmes souvent femmes d’affaires, nous permettant de créer des liens privilégiés qui ne se limitaient pas qu’aux seuls contrats. Cette incursion dans l’intimité de nos clients faisait la différence avec nos concurrents.

En rentrant chez moi un peu avant minuit, je pris le temps de répondre au mail de Bertrand qui s’inquiétait, pour la forme, de la réussite de ma mission.

« Bertrand,

Les contrats seront disponibles sur la table en salle de réunion demain à 15 h. Nos nouveaux clients souhaiteraient vous rencontrer à l’occasion de la signature.

À demain,

Bien à vous,

Yaël.  »

Je ne quittai pas l’écran des yeux la minute qui suivit, et bien évidemment sa réponse apparut :

« C’est noté, je passerai.  »

Avant de me doucher, je pris le temps de retranscrire mes notes et la fiche technique de ces nouveaux clients ; les informations qu’ils m’avaient délivrées ainsi que ce que j’avais relevé de leurs habitudes et préférences. C’était le même coup à chaque fois, ils parlaient, ils parlaient, ils se confiaient, sans se douter une seule seconde que j’enregistrais tout pour mieux les ferrer en vue de l’avenir et ainsi me rendre particulièrement indispensable. Chaque personne de l’agence avait accès à ce document dans notre base de données pour ne jamais commettre d’impairs.

Le lendemain, à 15 heures précises, après avoir vérifié méticuleusement que tout était en place, j’invitai nos nouveaux clients à pénétrer en salle de réunion. Chacun prit place et je pus lire le contrat rédigé par un collègue du service juridique, expliquant point par point les prestations délivrées et leur coût. Bertrand arriva juste avant que je tende le stylo. Il serra les mains sans oublier la tape sur l’épaule à l’américaine, laissant entendre qu’ils étaient des connaissances de longue date. Nos clients ne tarirent pas d’éloges à mon sujet, mais je restai impassible comme chaque fois que ça arrivait — ne jamais montrer d’autosatisfaction.

— Vous êtes entre les mains de la meilleure, assura fermement Bertrand. Je savais ce que je faisais en vous confiant aux bons soins de Yaël.

À aucun moment, il ne m’avait regardée durant sa tirade. Les clients, non plus d’ailleurs. J’étais leur rouage transparent ; transparent certes, mais indispensable. Une fois la porte de l’ascenseur refermée sur nos nouveaux clients ravis, Bertrand tourna les talons, une main dans la poche.

— Félicitations, Yaël ! Continue comme ça, me dit-il d’un air détaché.

Pour la première fois depuis deux jours, je m’autorisai à sourire.

— 3 —

Du jour où ils étaient devenus parents, ma sœur Alice et Cédric — désormais son mari — étaient allés s’enterrer en banlieue, dans un pavillon avec balançoire et toboggan dans le jardin. Pour m’y rendre, j’utilisai une Autolib’, m’évitant ainsi la corvée des transports en commun. Ça me déprimait chaque fois que je m’enfonçais dans l’allée de ces maisonnettes du bonheur familial où le voisin peut voir tout ce qui passe chez vous. Forcément, avec une clôture à hauteur d’enfants, l’intimité n’existe pas ! D’ailleurs, c’était pour eux, leurs enfants, qu’ils avaient pris cette décision : quitter leurs trente-cinq mètres carrés dans Paris et trouver jardinet et calme. Pour moi, ça restait inimaginable, limite angoissant. L’intrusion des gentils voisins dans ma vie me hérissait le poil rien que d’y penser. Mais il n’était pas question de mes rêves, ce qui comptait c’était leur bonheur, et ils l’avaient trouvé là.