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— Je peux vous le dire, à vous et je suis tout à fait sincère, même si on ne doit pas dire de mal des morts, d’une certaine manière, je suis aussi un peu soulagé que tout ça soit fini.

Il regarda Haas dans les yeux :

— Ça sonne plus brutal que je ne le pense. Mais, d’une certaine façon, elle m’est restée étrangère. Même aujourd’hui, je ne sais toujours pas ce qu’elle voulait de moi, et ça a failli me rendre cinglé.

Buchwald jeta un bref coup d’œil à la cigarette presque entièrement consumée qu’il tenait entre ses doigts et en tira une bouffée nerveuse. Il ne parvint pas à écraser le mégot dans le cendrier. Le bout incandescent s’émietta dans une faible lueur, continua à fumer entre son pouce et son index jusqu’à ce qu’il écrase la braise avec sa boîte d’allumettes.

— Au fait, vous savez que c’est votre appartement qui a été la cause de la rupture de nos fiançailles ?

Tout en regardant Haas, il s’essuyait les doigts noircis de cendre à une serviette en papier.

— Quand vous avez été arrêté, Angelika ne s’est vraiment pas gênée : elle n’a pas arrêté de faire pression sur Karasek pour échanger son logement contre le vôtre. Elle a eu gain de cause deux ou trois semaines plus tard et votre femme a dû déménager. Je lui ai dit ce que j’en pensais. Ça a donné lieu à une telle dispute qu’elle a rompu les fiançailles et m’a flanqué dehors. Bien entendu, je n’ai rien dit de tout cela à la police, ils en auraient conclu à un drame de la jalousie. Depuis cette empoignade, je n’avais pas remis les pieds dans son immeuble et je n’avais pas revu Angelika depuis des mois.

La Frick ne lui avait pas parlé de ça. Elle ne lui avait donné que des réponses insolentes, même quand elle avait eu un œil en sang et tellement enflé sous les coups qu’elle n’y voyait plus. Mais ce qu’elle lui racontait lui avait semblé logique. Trop logique à présent, aussi convaincant qu’un discours de Goebbels.

La femme blonde vint à la table et déposa un bol de chicorée devant Buchwald. Quand elle eut tourné les talons, il poursuivit :

— Je l’ai rencontrée une fois, par hasard, et nous avons pris rendez-vous. Je pensais qu’on pourrait peut-être se rabibocher. Depuis qu’Angelika avait perdu son appartement et vivait chez sa tante, elle était un peu plus sociable. En tout cas, c’est ce que j’ai cru.

Il contempla un moment les cendres de son mégot, puis haussa les épaules :

— Mais je me suis trompé. Les vieilles querelles ont repris à notre première rencontre.

Buchwald respira profondément.

— Elle coucherait avec moi de temps en temps, mais uniquement par hygiène. C’est ce qu’elle a dit. De toute façon, il n’y avait pas d’hommes plus intéressants pour le moment, avec une meilleure situation que la mienne : ils étaient tous au front.

Il ouvrit la boîte d’allumettes, en sortit une, la posa devant lui sur la table et tira une cigarette du paquet.

— Je vais vous dire une chose : si Angelika n’avait pas été assassinée, j’aurais rompu de toute façon, et dans pas longtemps. Je me l’étais juré. Elle ne pensait qu’à elle. Et je me suis fait avoir, une fois de plus.

D’un geste exercé, il craqua l’allumette et l’approcha du bout de la cigarette.

Haas prit sa tasse chaude à deux mains.

— Mon Dieu, ça alors, jamais je n’aurais cru ça d’elle !

Il but une gorgée de camomille. Elle avait une odeur presque suave.

— Mais, dites-moi, si j’en crois votre histoire, il n’y aurait aucun rapport entre mon arrestation et cet échange d’appartements ?

Buchwald cala la cigarette entre ses doigts.

— Vous voulez dire, si Angelika vous aurait dénoncé pour avoir votre grand appartement ?

— Exactement.

Haas reposa calmement sa tasse.

— Non, je ne crois pas. À la Saint-Sylvestre, Angelika était avec moi sur le balcon. On n’a absolument rien entendu, ni rien su, de tout ce qui se passait. Et c’est bien ce que nous avons déclaré à la Gestapo. Que vous étiez complètement perturbé ce soir-là. Rien de plus.

Il regardait Haas dans les yeux.

— Mais, même si elle n’a pas entendu ce que j’aurais dit, elle aurait tout de même pu en glisser un mot à la Gestapo ?

— Je ne pense pas.

La cigarette tremblait légèrement entre ses doigts.

— Cette histoire d’appartement n’a été pour elle qu’une bonne occasion, j’en suis certain, ajouta-t-il.

Haas reprit une gorgée de camomille.

— Et, à votre avis, monsieur Buchwald, Karasek, Stankowski ou la Fiegl, est-ce qu’ils auraient dit quelque chose, eux ?

La réponse jaillit :

— Ça, c’est bien possible. Ils sont membres du parti à deux cents pour cent ceux-là. Pour eux, cela n’aurait été qu’une bonne action.

— Au fait, vous savez où ils se sont réfugiés ?

Buchwald réfléchit un instant.

— Je n’ai pas revu Frau Fiegl depuis cette fête de la Saint-Sylvestre. Je ne sais même pas si elle vit encore. Qui pourrait l’affirmer, en ces temps si troublés ! Pour autant que je sache, Karasek habite quelque part à Dahlem. Dans une maison qui lui appartient aussi. La graisse surnage, c’est comme ça. D’après ce que j’ai entendu de Stankowski que j’ai rencontré par hasard, il occuperait encore une bonne position dans l’immobilier et achèterait à tour de bras des terrains encombrés de ruines.

— Vous savez où il habite maintenant, celui-là ?

— Il a trouvé un petit appartement qui donne sur la place Adolf-Hitler et il y vit avec sa femme.

— Mais vous ne connaissez pas l’adresse exacte de Karasek ?

— Non.

Il tira sur sa cigarette et souffla la fumée d’un air pensif.

— Mais cette espèce de grande gueule de parvenu a certainement le téléphone interurbain. Et son adresse doit être dans l’annuaire.

Évidemment ! Stupide de n’y avoir pas pensé ! Karasek était le suivant sur sa liste.

— Mais qu’est-ce que vous leur voulez ? demandait justement Buchwald.

Haas repoussa sa tasse vide.

— Vous savez que ma famille a été tuée dans un bombardement ?

— Oui. Ça m’a fait tellement de peine…

La cigarette s’était remise à trembler.

— Vous avez une idée de la manière dont ça a pu se passer ? Tous les autres locataires sont restés en vie. Votre fiancée était présente le soir de ce raid ; elle vous en a peut-être parlé ?

Buchwald le regarda fixement.

— Comment ça ? Votre femme était dans la maison quand elle a été touchée de plein fouet par cette bombe ?

— Oui, naturellement. Vous ne le saviez pas ?

— Non. Angelika m’a seulement dit…

Il n’écoutait plus. Buchwald n’avait pas la moindre idée de la teigne qu’il aurait installée chez lui, bien au chaud, si la Frick était devenue sa femme. Elle le lui avait avoué, cet échange de logements : Lotti se plaignait tellement de ne plus pouvoir payer ce grand appartement devenu trop cher pour elle, qu’elle se serait réjouie de l’échanger contre le sien, plus petit et plus avantageux. Tout cela avait l’air plausible, mais il avait trouvé bizarre qu’elle abandonne si vite un appartement qu’ils avaient aménagé ensemble. La Frick lui avait donc effrontément menti. Elle lui avait aussi parlé des circonstances mystérieuses du décès de sa famille, avait marmonné quelque chose à propos d’une porte d’abri antiaérien fermée parce que Lotti serait descendue trop tard avec le petit. Le sang s’écoulait déjà de sa bouche quand elle avait encore ajouté dans un gargouillis qu’elle savait seulement que leurs corps déchiquetés avaient été retrouvés sous la cage d’escalier du rez-de-chaussée.